Philippe Eveillard est décédé des suites d’une longue maladie le 21 mars dernier. Médecin, passionné de cyclisme (il fut médecin de l’équipe de France de cyclisme sur piste) et journaliste (les « pages bleues » du Panorama du médecin) dont on adorait l’ironie discrète et les « coups de gueule », il rédigea durant des années les rubriques Internet de La Revue du Praticien, formant des générations d’étudiants, de médecins et de bibliothécaires à une recherche documentaire de qualité, dont il fut un infatigable défenseur. Absolument pas dupe et d’une lucidité impressionnante sur le phénomène qui allait aboutir à l’explosion de la bulle Internet au début des années 2000, il écrivait, dans l’éditorial du dernier numéro que La Revue du Praticien – Médecine Générale publia avant le changement de millénaire (numéro spécial consacré à l’Internet médical dont il avait rédigé la majorité des articles), ces quelques lignes qui disaient tout de sa personnalité aussi exigeante qu’attachante : « Depuis près de 3 ans, la rubrique Internet de La Revue du Praticien – Médecine Générale tente d’affirmer sa spécificité au sein de celle-ci. Elle n’a pu y arriver qu’en plaçant la barre le plus haut possible. C’est la raison pour laquelle la rubrique n’a jamais lorgné du côté du “Manuel du Castor Junior” ou de “ L’Internet sans ta mère”. Ce n’est facile ni pour l’auteur ni pour le lecteur. Mais c’est le prix à payer pour sortir du médiocre, du convenu et parfois du vulgaire.
L’autre façon de voir la finalité de l’Internet, c’est de considérer que la Toile n’est pas l’espace de la formation médicale continue, mais celui de la médecine fondée sur les preuves. En présentant les principes, les outils et les ressources documentaires de cette nouvelle pratique. En décrivant les communautés virtuelles dans lesquelles la FMC pourra s’épanouir.
L’Internet que nous venons de décrire n’est pas celui que les éditeurs et les investisseurs ont développé ces derniers temps dans l’espace médical français. Mais c’est celui pour lequel nous militons depuis les premiers temps de cette rubrique… ».
Pour lui rendre hommage, nous publions ici le texte qu’il avait écrit pour une monographie que La Revue du Praticien avait consacré en février 1996 à l’informatique médicale, un sujet dont la technicité passionnait nombre de médecins, lesquels ne percevaient pas pour la plupart la révolution Internet qui s’annonçait. Classiquement, les monographies de La Revue du Praticien comprenaient alors huit articles et se concluaient par un article intitulé « Pour la pratique » qui en extrayait la substantifique moelle. Chargé de l’exercice, Philippe Eveillard exécuta sa tâche mais décrivit surtout avec brio le nouveau monde qui émergeait…
Demain… les réseaux !
Cette monographie paraît au moment où l’informatique s’apprête à vivre un des bouleversements dont elle a le secret. L’ère de la micro-informatique et de l’ordinateur individuel (personal computeurs, PC) s’achève. Celle des réseaux par connexions téléphoniques (network computeur) commence. Le développement explosif du one-line (la communication en ligne) est à l’origine de cette évolution.
Pour l’informatique médicale, ce changement de cap est l’occasion de passer la vitesse supérieure. Pour l’hôpital, déjà structuré en réseau, c’est le moment de lancer une passerelle vers la médecine de ville. Pour la médecine ambulatoire, enfermée dans le ghetto de la bureautique, c’est la chance d’aborder, enfin, les rivages de la communication et de la formation.
Recueillir, stocker, restituer
Le recueil et le stockage des données médicales ont fait partie des premières missions confiées à l’outil informatique.
En médecine ambulatoire, le dossier informatisé a bénéficié, au début des années 1990, de l’apport de systèmes de gestion de bases de données performants. Dans le même temps, la montée en puissance des machines en vitesse d’exécution des tâches, de capacité de calcul et de mémorisation a libéré les développeurs de toute contrainte. De ce fait, les éditeurs de logiciels proposent, aujourd’hui, aux praticiens de ville, des produits complets et séduisants. En dehors des fonctions bureautiques (édition des courriers et des ordonnances), des fonctions informatiques avancées « sécurisent » la prescription (recherche automatique des interactions médicamenteuses), programment les actes de prévention (mammographie, frottis), gèrent le transfert des examens de laboratoire.
Le revers de la médaille est le prix de ces logiciels (autour de 10 000 francs), justifié non par le coût de développement du produit mais par ceux de la maintenance et de la mise en place d’un réseau de distributeurs.
D’autres ombres figurent au tableau : la structure et le langage.
Le passage du bristol au document électronique ne s’est accompagné d’aucune réflexion sur la structure des dossiers. Dans tous les logiciels commercialisés (il y en a plus de 100), le dossier du patient est structuré selon la source, c’est-à-dire en faisant se succéder les données de l’examen, l’évocation d’un diagnostic, et le traitement. La structure orientée selon les problèmes, proposée par Weed en 1968, n’a rencontré aucun succès dans l’Hexagone. L’audace et l’innovation sont absentes de ce débat.
L’entrée des données au cours même de la consultation accentue la tendance naturelle du praticien à employer des termes impropres ou imprécis. C’est gênant pour l’unité centrale de l’ordinateur qui effectue des opérations logiques. C’est gênant pour l’exploitation des données car les résultats n’auront de signification que si les mêmes mots décrivent les mêmes situations. Une des solutions consiste à recourir à une liste de termes indexés dans la base de données (thésaurus). Encore faut-il établir cette liste et qu’elle reçoive l’accord d’une majorité de praticiens. L’initiative prise par la Société française de médecine générale (SFMG) de publier un dictionnaire des termes employés par les omnipraticiens va dans ce sens.
Le développement du dossier médical informatisé piétine. Dix à quinze pour cent seulement des omnipraticiens utilisent l’outil informatique pour la gestion de leur fichier patient. Il reste à en convaincre un bon nombre du bien-fondé de cette démarche. Jusqu’à présent, ce sont souvent des arguments de confort d’exercice qui ont été avancés. Il est peut-être temps de changer de message et de rappeler aux praticiens les deux principales fonctions du dossier informatisé : l’exploitation de ses données, et la circulation de son contenu. Pour ces deux fonctions, on en est encore au stade des bonnes intentions et des expériences confidentielles. Tout devrait s’améliorer avec l’avènement des serveurs et des réseaux.
Former, informer
Le transfert de données numérisées sur l’écran de l’utilisateur peut emprunter deux voies. La première, courte, va du lecteur de disque compact (CD-ROM) à l’unité de traitement du micro-ordinateur. C’est une connexion locale, in situ, off-line. La seconde, longue, fait communiquer un serveur distant et un micro-ordinateur par l’intermédiaire d’un câble. C’est la communication one-line.
Pour des raisons de vitesse de transfert, la voie courte (CD-ROM) est la voie royale du multimédia (sons, images, séquences vidéo). La communication en ligne, elle, souffre de l’absence d’un réseau câblé desservant chaque utilisateur. En France, la dernière longueur de câble est pratiquement toujours le fil du téléphone. Les gros « paquets » de données (l’image de La Joconde équivaut à plus de 1 000 pages de texte) ont du mal à se frayer un chemin dans ce goulot d’étranglement.
À deux exceptions près, le « médical » est absent du marché du CD-ROM en langue française. On peut passer sous silence les quelques complications d’images diffusées auprès des praticiens. Leur intérêt pédagogique ne dépasse pas celui d’un document imprimé sur papier. Le développement du CD-Rom contenant une base d’informations solides et doté d’un outil de recherche performant nécessite un investissement lourd. Et les ressources humaines sont celles qui pèsent le plus lourd dans la balance. Il s’agit non seulement de constituer la base mais surtout de la structurer, pour permettre à l’outil informatique d’exprimer toute sa puissance de recherche.
Deux réalisations (les deux exceptions citées plus haut) méritent d’être prises en exemple. La banque de données Medline est rassemblée sur une dizaine de CD-ROM (couvrant 30 années de publications). Les logiciels de recherche permettent de répondre aux questions, qu’elles soient formulées en texte libre ou à l’aide de mots-clés. La richesse de la base de données et les performances du logiciel ont un coût. Il est élevé.
La banque d’images Iconocerf est une réalisation du Conseil des enseignants de radiologie en France (le Cerf). Trois CD-ROM regroupent plus de 3 000 cas cliniques accompagnés de leurs documents d’imagerie. Ils sont principalement destinés à la formation des internes de spécialité et à l’information des praticiens. Une politique de partenariat a permis de commercialiser ces CD-ROM à un prix très modéré.
La communication en ligne fournit, dès maintenant, aux quelques privilégiés de la connexion toute l’information souhaitée. Internet est le passage obligé pour interroger les bases de données ou de connaissance. Elles sont, dans leur très grande majorité, anglo-américaines. En France, le serveur du Centre hospitalo-universitaire de Rennes (banque de connaissance ADM et banque d’images Iconocerf) fait figure de pionnier.
Avant de « surfer sur le réseau des réseaux », le bon conseil est de se connecter à un serveur BBS (bulletin board system). La simplicité est la règle. La convivialité est garantie. C’est une bonne façon d’aborder la communication en ligne. Deux serveurs de ce type ont été mis en place par (et pour) des médecins au cours des derniers mois : Horus et Sinapse. Ils offrent un bon aperçu des fonctions d’un réseau : messagerie, espace de débat (forum-conférence), transfert de fichiers.
Évaluer, aider (à la décision)
L’évaluation médicale vise à « s’assurer que les soins médicaux sont administrés de manière appropriée, pertinente et efficace ». Deux domaines sont concernés par cette évaluation : la gestion du système de soins et la qualité des soins.
Jusqu’à présent, seule la gestion a fait l’objet d’une attention particulière à travers la mise en place du programme de médicalisation du système d’information (PMSI). L’objectif du PMSI est de déterminer l’allocation de ressources d’un établissement hospitalier en fonction de son volume d’activité. L’évaluation de cette activité nécessite le recueil et le traitement d’informations que, seul, l’outil informatique est capable de faire.
La parution récente au Journal officiel (mai 1995) du décret sur le codage des actes et des maladies indique clairement que l’évaluation de l’activité de la médecine ambulatoire est à l’ordre du jour. Là encore, rien ne pourra être fait sans le concours de l’outil informatique. Les incitations actuelles à l’informatisation des praticiens, telles qu’elles ont été formulées récemment, en sont la meilleure preuve.
L’outil informatique est capable d’aider le praticien dans sa prise de décision de deux façons : en effectuant des calculs, ou en modélisant le raisonnement médical. Dans le premier cas, les calculs effectués par l’ordinateur proviennent de formules probabilistes (théorème de Bayes). Ils aboutissent à l’élaboration d’arbres de décision. Dans le second cas, l’informatique s’appuie sur les principes de l’intelligence artificielle. Malgré une intense activité de recherche depuis une vingtaine d’années, les systèmes experts issus de l’intelligence artificielle n’ont trouvé, jusqu’à présent, que peu d’applications en routine.
Demain, les réseaux
Le paysage de l’informatique change. La médecine change. L’informatique médicale ne peut rester figée dans les objectifs limités (le PMSI à l’hôpital) ou dans une attitude narcissique (comme en médecine ambulatoire).
La circulation des données en circuit fermé à l’hôpital ou loco-local chez le praticien appartient au passé. Le développement des réseaux ouvre les portes du partage des données et de l’accès illimité aux informations. Demain, l’exercice du praticien en sera profondément modifié.
Les réseaux de données et les réseaux du savoir sont les deux expressions de la communication en ligne dans le domaine médical.
Dans les réseaux de données circulent les informations médicales du patient. Ces réseaux existent à l’hôpital mais ne dépassent pas les limites de l’enceinte hospitalière. Ces réseaux existent en médecine ambulatoire mais se limitent aux initiatives prises par France Télécom à Chinon et à Clamart. Sur ces deux sites expérimentaux, un réseau met en communication les praticiens, les laboratoires d’analyses médicales et les structures de soins locales. D’autres projets sont en cours (dans le département du Gers) ou sur le point de se concrétiser (à Charleville-Mézières). Ce type d’expérience mérite de se développer pour que la solution la mieux adaptée au contexte hexagonal puisse voir le jour dans un délai raisonnable.
Les réseaux du savoir donnent accès aux bases de données documentaires et aux banques de connaissance. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, les serveurs qui délivrent ce type d’information sont tous anglo-américains. En France, les universitaires ont été les plus prompts à réagir (CHU de Rennes, Nancy, Broussais-Hôtel-Dieu). La presse médicale, elle, continue de traîner les pieds. La « galaxie Gutenberg » cherche son second souffle.
Le World Wide Web tisse les mailles de son filet. La « médecine fondée sur le niveau de preuve » (evidence-based medicine) s’avance à visage découvert. Les recommandations pour la pratique clinique marquent leur territoire. Est-ce suffisant pour dire que la « vérité » sort des réseaux ? Probablement pas. Mais cette nouvelle approche de l’information et de la formation mérite mieux qu’un sourire dubitatif…
La circulation des données et des informations déclenche déjà critiques et objections. Le réflexe sécuritaire s’est manifesté en premier. On peut rassurer les médecins : le secret médical n’est pas en péril. Des experts se penchent sur ces problèmes depuis de nombreuses années. Les remparts sont dressés. La Commission nationale informatique et libertés et le Conseil de l’Ordre veillent. Les clés d’accès bénéficient des techniques les plus avancées (carte à microprocesseur). Les données sont brouillées, cryptées ou transférées sous « haute surveillance ». Le secret est bien gardé.
Le passage du bristol au document électronique, de l’index d’une encyclopédie poussiéreuse à l’écran d’interrogation d’une base documentaire ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Il revient à l’Université et à la presse médicale de faire leur révolution culturelle et de mettre en place les formations et les produits adéquats.
À la fin de cette monographie, le praticien (en instance d’informatisation) attend toujours un conseil. Celui donné par un ouvrage de vulgarisation paru récemment aux États-Unis est peut-être le bon : « allez chez votre voisin, fouillez dans son grenier, récupérerez son ordinateur vieux de cinq ans, échangez-le contre un sac de billes et branchez-vous ! ». Aujourd’hui, il est plus simple et plus formateur d’aller faire un tour sur Internet, Horus ou Sinapse que de se lancer dans l’exploration d’un logiciel haut de gamme sur un ordinateur haut de gamme. C’est par là qu’il faut probablement commencer.
Le PC est mort. « Trop complexe, trop puissant, trop cher », dit-on du côté de la Silicon Valley. Demain, on enterre la communication de « papa », trop lente, trop incomplète, trop narcissique. Demain, l’information circule, s’échange, se partage, s’universalise.
Demain… les réseaux !
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