Lorsqu’un enfant est confronté à un événement grave, faut-il lui dire ce qui s’est passé ou garder le silence ?
Que risque-t-on à lui en parler ? Provoquer chez lui un traumatisme auquel il aurait échappé ? Toutes les recherches montrent que l’enfant souffre plus d’une vérité taboue que d’une vérité que les adultes ont partagée avec lui. Annoncer un événement grave à un enfant est terrible, mais cela permet de l’expliquer, d’y mettre du sens, de la narration. Dès lors, que faut-il dire de la vérité ? Quand ?

Jim, 7 ans

Un jour, à 6 h du matin, des policiers font irruption dans l’appartement de Jim, un petit garçon de 7 ans. Ils poussent sa mère dans sa chambre le temps de mettre les menottes au père. Ils interdisent à sa mère de parler à son mari et lui disent qu’elle peut seulement lui préparer un sandwich. Jim pleure. Les policiers partent avec son père.
Sa mère ne sait pas quoi lui dire et, pendant plusieurs semaines, elle ne lui révèle pas l’incarcération de son père, qu’il apprendra finalement de manière incidente. Dans les mois qui suivent, lorsque Jim la questionne, sa mère bafouille ou lui dit que son père est en prison parce qu’il s’est bagarré pour défendre un copain de travail. Jim alterne entre envie de voir son père et colère contre lui. Son père lui manque parce qu’il jouait avec lui, néanmoins Jim n’a pas envie de le revoir car il le tapait avec un bâton dès qu’il faisait une petite bêtise. À la maison, il exprime de plus en plus de colère à l’égard de sa mère. Jim a d’importants troubles du comportement et il finit par être admis en institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP). Ses comportements sont très sexua-lisés : il va dans des coins se frotter à des camarades, il s’exhibe. Il souffre d’encoprésie et d’énurésie, fait des cauchemars à répétition toutes les nuits. Face à cela, un suivi psychothérapeutique est demandé à notre service de victimologie par l’équipe de l’ITEP. La mère de Jim exprime à l’équipe éducative sa difficulté à dire à Jim que son père est incarcéré pour pédophilie, même si Jim ne pose plus de questions. Les professionnels lui proposent de recevoir Jim avec elle pour l’y aider. Lors de cet entretien, assez formel, la mère lui explique : « Papa a fait quelque chose d’interdit sur des filles. » Ce à quoi Jim réplique spontanément : « Il a fait le sexe. Mais moi aussi j’ai trop envie de faire ça avec des filles. On voulait pas me le dire pour pas que je fasse pareil. » Il se montre très excité et agité. Il va jusqu’à mimer des rapports coïtaux. Lors des séances, Jim met en scène des situations du registre de l’analité ou directement sexuelles, souvent avec des mots très crus. Par moment, il parle plus directement de lui : « Je fais tout le temps des cauchemars : je suis poursuivi par des clowns tueurs ou par des zombies ou je tombe du 7e étage et je meurs » (…) « Je ne suis jamais content, même pas quand je joue » (…) « Je suis tout le temps en colère, je suis jamais heureux. Si je pouvais être heureux un seul jour dans ma vie ! ». La mère de Jim investit peu le suivi psychothérapeutique de son fils, annule près d’une séance sur deux et demande progressivement d’espacer les séances.

Émilie, 2 ans et demi

Cette enfant a 2 ans et demi quand les policiers font irruption chez elle. Sa mère se préoccupe alors surtout de rassurer sa fille qui reste assez calme dans ses bras. Dans les heures qui suivent, la mère d’Émilie apprend que son mari est mis en examen : il a partagé des photos et des vidéos hautement sexualisées sur des sites pédophiles dont certaines incluent sa fille.
La mère d’Émilie est effondrée par ce qu’elle vient d’apprendre. Elle vient d’elle-même, quelques semaines plus tard, consulter notre service de victimologie pour mineurs, à la recherche de guidance psychologique pour accompagner sa fille face à cette situation. À ce moment, Émilie va plutôt bien, elle ne manifeste pas de trouble apparent. Son père lui manque. Toutefois, au cours de son année de maternelle, Émilie est de plus en plus souvent seule à la récréation à cause de crises de colère et d’agressivité envers ses camarades. Un jour, à l’improviste, elle dit à sa mère : « Papa, il a un gros zizi. » L’entrée en moyenne section de maternelle, dans une nouvelle école du fait d’un déménagement, se passe bien. Émilie se montre espiègle et coquine. Nous sommes un an après l’incarcération de son père. Émilie aura bientôt 4 ans. Elle devient dure avec sa mère, têtue et tenace. Elle lui réclame souvent de téléphoner à son père ou demande pourquoi on ne peut pas le voir et s’il est mort. Alors, une première réponse lui est donnée en consultation, en présence de sa mère : « Ton papa a fait des choses très graves qu’un papa n’a pas le droit de faire, et la police nous empêche de le voir car elle est là pour protéger les gens. » Dans les mois qui suivent, les réflexions d’Émilie semblent cheminer. À l’écoute d’une sirène de police, elle dit à sa mère : « Les policiers, ils attrapent les méchants et ceux qui ont fait des choses graves et ils les mettent en prison. Mon papa aussi, ils ont dû le mettre en prison. » C’est une période où elle va bien, se montre pétillante, mignonne, facile. Son père continue de lui manquer et elle demande pourquoi il est en prison. Du fait de son âge et parce qu’elle est directement concernée par ce qu’a fait son père, sa mère et la pédopsychiatre font le choix de différer la réponse et lui disent qu’elles le lui expliqueront quand elle sera plus grande. Dans le quotidien, elle est tranquille et semble apaisée. De temps en temps, elle demande quand on lui dira pourquoi son père est emprisonné ou quand il sortira de prison. Parfois, elle fait des dessins pour lui, « pour les lui donner un jour ». Émilie n’exprime ni injustice ni colère, mais de la tristesse d’avoir un père en prison. Parallèlement à la guidance maternelle, nous proposons des consultations individuelles pour Émilie. Au premier entretien, elle explique : « Oui, c’est très compliqué d’avoir son papa en prison, parce que j’aimerais bien savoir ce qu’il a fait. J’aimerais bien deviner. Personne n’a le droit de me le dire. » Lorsque la psychologue lui demande si elle a des souvenirs avec son père, Émilie lui répond qu’elle faisait « des petites bêtises : je lui montrais mes fesses ». En consultation avec la pédopsychiatre, la mère rapporte que la nounou lui avait dit qu’Émilie avait un comportement inhabituel, osé, pendant les changes. Qu’elle semblait être « dans la démonstration de ses fesses ». Sa mère nous dit qu’Émilie peut avoir encore parfois ce genre de comportement : elle s’installe sur le canapé et lui montre ses fesses. L’année des 7 ans d’Émilie, sa mère sent que c’est le moment de lui en dire plus sur la raison pour laquelle son père est en prison. En consultation mère-enfant, la pédopsychiatre lui explique que c’est parce qu’il a mis des photos d’elle et de son intimité sur internet. Suite à cela, en séance de psychothérapie, Émilie est très nerveuse. Elle est en colère : « Il ne m’a pas demandé si j’étais d’accord qu’il fasse ça. » Mais sa tristesse d’avoir un père en prison est toujours là. Elle exprime son ambivalence face à son père dans un dessin où elle figure deux tigres : l’un féroce, enfermé dans une cage, l’autre gentil, qu’elle caresse et auquel elle dit au revoir au moment de sortir du bureau. Dans les mois qui suivent, Émilie va bien, elle a des amies, travaille bien à l’école. Ses interrogations se déroulent progressivement : « Pourquoi papa il a mis des photos de moi toute nue ? » En séance, nous lui expliquons que parfois on ne pense pas aux conséquences au moment où l’on fait quelque chose de mal. Nous lui précisons que sur les photos on ne peut pas la reconnaître, car il n’y a jamais sa tête ni son nom. « Ah, ouf ! », s’exclame-t-elle. Dans les séances suivantes, ses jeux sont plus riches et mettent en scène des situations de sa vie quotidienne : les jeux avec les amis, les vacances avec les cousins, etc. Après quelques séances ainsi, elle demande à espacer les visites pour aller davantage au centre de loisirs... Elle semble aller bien, ce que la mère confirme. D’un commun accord, nous mettons fin au suivi psychothérapeutique. La guidance maternelle se poursuivra de loin en loin pour suivre l’évolution d’Émilie.

Que ressort-il de ces deux situations ?

Dans les deux cas, il a fallu annoncer à un enfant l’incarcération de son père pour pédophilie. Ces deux enfants souffrent du manque de leur père tout en ressentant de la colère à son égard. Pourquoi Émilie a-t-elle accueilli et géré cette annonce plus facilement que Jim ? Dans le cas de Jim, l’explication lui a été donnée d’un coup, essentiellement pour soulager sa mère. Elle n’a pas tenu compte de son niveau de développement et de ses questionnements qui n’avaient pas encore émergé. De plus, Jim avait commencé à élaborer l’absence de son père sur une fausse explication. L’annonce de la réalité en a été d’autant plus brutale. Tandis que, dans le cas d’Émilie, l’annonce a été faite progressivement, en fonction de ce que l’enfant avait besoin de savoir pour mettre du sens à l’absence de son père et à l’état psychologique de sa mère. L’explication s’est poursuivie au fur et à mesure de ses réflexions. Le contraste entre ces deux situations met aussi en évidence combien un environnement étayant, familial et professionnel, se révèle essentiel, avant, ­pendant mais aussi après l’explication donnée. Si une psychothérapie et/ou une guidance parentale sont mises en place, l’erreur serait donc de choisir leur rythme à la seule demande des parents. Cet étayage sur la durée et la progressivité de l’annonce lorsqu’elle est possible sont deux points de repère à retenir pour préparer l’annonce d’un événement grave à un enfant. Il s’agit d’être prioritairement à l’écoute de l’enfant, de ce qu’il veut/ne veut pas, de ce qu’il peut/ne peut pas entendre au moment où on le rencontre. Il ne faut pas se laisser piéger par la présentation urgente ou la gravité de l’événement et savoir garder ses distances par rapport à la demande implicite ou explicite des intervenants, professionnels (école, services socio-éducatifs, etc.) ou familiaux. Il ne s’agit jamais de ne rien faire mais d’accompagner l’enfant pour essayer de le dégager des emprises, d’autant plus que la famille est souvent ambivalente et qu’il y a toujours quelque chose qui se joue au-delà de ce que l’on veut dire. Dans beaucoup de cas, la tâche est rendue d’autant plus difficile qu’on ne voit pas l’enfant autant qu’on le voudrait.

Stéphanie, 9 ans

La mère de Stéphanie et son compagnon se fréquentent depuis plusieurs années sans cohabiter en continu. Ce compagnon meurt d’un cancer d’évolution foudroyante sans que l’enfant l’apprenne, les événements se déroulant à distance, dans la famille de l’homme. L’enfant l’apprend plusieurs mois plus tard, lors d’une consultation pédo-psychiatrique, l’enfant ayant des difficultés scolaires, des moments fréquents d’absences et des difficultés rela-tionnelles.
Or, les parents de Stéphanie sont en conflit sévère depuis leur séparation il y a plusieurs années. La mère dit avoir voulu protéger sa fille d’une mauvaise nouvelle en n’annonçant pas le décès de son compagnon.
 

Un nouvel abandon ?

Mais qu’a pu penser cette fillette de la disparition soudaine de sa vie de cet homme sans explication ? Un nouvel abandon après celui de son père ? Une absence de fiabilité des adultes à rapprocher de celle de ses parents qui se déchirent à son détriment ?

Charlotte, 10 ans

À plusieurs reprises au cours du confinement imposé par le développement de l’épidémie de Covid-19, les parents de Charlotte essaient de lui parler de ce nouveau virus pour lui expliquer la situation, mais celle-ci réplique : « J’en ai marre, les adultes ne parlent que de ça ! »
Elle n’a visiblement pas envie que ses parents lui en parlent. Elle répète à plusieurs reprises que les enfants n’en meurent pas et semble dénier tout risque que ses proches contractent ce virus et n’exprime aucune empathie envers tous les malades ou les morts qu’il provoque.
Cette réaction à la situation fait que, logiquement, elle manifeste surtout de la colère face à la situation de confinement imposée.
Ses parents, quant à eux, sont un peu agacés par cette apparente indifférence et déçus par cette réaction chez leur fille habituellement pleine d’empathie envers les autres. Lorsqu’ils la questionnent sur cette apparente indifférence, elle explique : « Moi, je ne risque pas d’en mourir et personne autour de moi ne l’a. Mais si papa ou toi l’avait, grand-père ou grand-maman, là ce serait différent. »
 

Protéger l’enfant

Ce cas met en évidence l’égocentrisme, fréquent chez les enfants, pour les questions possiblement anxiogènes.
Les enfants n’ont pas envie d’entendre des mauvaises nouvelles (épidémie, attentat…), et encore moins en boucle. Il faut se garder de vouloir forcer les enfants à compatir s’ils ne le font pas spontanément ou s’ils ne veulent pas en entendre parler pour le moment. Il faut bien sûr éviter de les laisser face à une télévision relatant interminablement événements et commentaires alarmants. La fonction pare-excitation et le devoir de protection des parents s’imposent plus que jamais dans le contexte stressant du confinement lors d’une épidémie.

Encadre

Quelques points-clés

Évaluer les antécédents éventuels de troubles psychopathologiques et d’autres événements difficiles personnels ou familiaux.

Évaluer la survenue récente de symptômes psychiques chez cet enfant.

Évaluer l’étayage possible par l’entourage et les besoins de suivi ou de guidance des parents et de l’enfant.

Ne jamais mentir sur l’événement.

Autant que possible, annoncer l’événement progressivement, en fonction de ce que l’enfant a envie de savoir et de son âge de développement.

N’entrer dans la description détaillée de l’événement qu’à la mesure des besoins qu’exprime l’enfant.

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Résumé

Parler à un enfant d’un événement grave est difficile. Faut-il craindre de susciter chez lui un traumatisme ? Nous présenterons d’abord deux situations cliniques impliquant chacune un père pédophile. Les évolutions contrastées permettent de faire ressortir les éléments importants à prendre en compte dans ce type de situation, en insistant sur les variables relatives à l’enfant plutôt que sur la pression qui peut être mise par l’entourage et l’urgence de l’événement. Puis nous évoquerons le cas du décès d’un proche et un autre sur l’annonce à un enfant d’une catastrophe collective, la propagation du Covid-19.

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