Observateur officiel de la France au procès des médecins nazis à Nuremberg en 1947, François Bayle en rendit compte dans un ouvrage monumental dont la publication passa plutôt inaperçue en 1950 et qui n’avait jamais été réédité depuis.

Le procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1947 à Nuremberg et qui se solda par 7 condamnations à mort, 9 condamnations à perpétuité ou à de longues peines de prison et quelques acquittements pour preuves insuffisantes est un événement capital qui révéla l’étendue des crimes commis et la façon dont les accusés se justifièrent. Il conduisit les juges dans le jugement pénal qui clôtura le procès à fixer des règles précises visant à encadrer à l’avenir l’expérimentation humaine. Ces règles connues sous le nom de code de Nuremberg sont le socle sur lequel s’est bâtie l’éthique médicale contemporaine. Le Dr François Bayle, médecin psychiatre de la marine, fut l’observateur officiel de la France à ce procès dont il rendit compte dans un ouvrage monumental, « Croix gammée contre caducée », qui parut en 1950 et dont la réception passa presque inaperçue et finalement tomba dans l’oubli avec son auteur. C’est souligner combien la réédition de ce livre majeur par Les Belles Lettres est importante. Cette réédition s’accompagne dans le même coffret d’un livre introductif : « François Bayle et le procès des médecins de Nuremberg » dans lequel Christian Bonah, Jean-Marc Mouillie et Florian Schmaltz livrent une analyse remarquable de l’ouvrage et des motivations de son auteur, ainsi que du contexte qui entoura son élaboration, sa publication et son faible retentissement à l’époque. Pour les auteurs, Bayle en tant que médecin se « sentit compromis par les actes décrits et jugés et ne les a pas considérés comme purement étrangers à sa profession » (…) « On a dit que Bayle cherchait une vérité : “ la leçon du procès des médecins ”. Il a fait de cette quête un devoir interne à la corporation, mais aussi un devoir pour la conscience humaine. Il s’agit d’apporter une réponse à l’incompréhension et à “ l’étonnement ” des médecins devant un tel dévoiement de leur profession en éclairant la racine du mal ». Bayle eut la possibilité d’interroger les prévenus, il en traça des portraits psychologiques et conclut à l’emprise qu’exerçait sur eux les cerveaux diaboliques de Himmler et Hitler, emprise qui explique leur passage monstrueux à l’acte. Une analyse qui n’a plus cours aujourd’hui, de nombreux travaux ayant montré que le caractère monstrueux du nazisme ne fut pas le fait d’individus isolés qui imposèrent leur terreur à toute la société, mais qu’au contraire une grande partie de l’élite intellectuelle et scientifique allemande adhéra consciemment à l’idéologie nazie. Mais au-delà de ses vues personnelles, Bayle donne une visibilité exceptionnelle aux débats qui agitèrent le procès. Confronté à leurs crimes (transmission de maladies infectieuses, expériences chirurgicales, exterminations médicales, expériences aéronautiques soumettant des prisonniers à d’atroces expériences d’exposition aux hautes altitudes ou au froid…), les accusés se justifièrent par de nombreux moyens : ils étaient médecins mais aussi militaires et ils devaient donc obéir aux ordres, leurs expériences même si elles furent cruelles ont abouti à des découvertes importantes qui justifiaient de sacrifier quelques personnes pour le bien ultérieur de milliers d’autres, la trahison du serment d’Hippocrate ne pouvait être évoquée car il n’aborde pas la question de l’expérimentation humaine, les expériences sur les animaux ne sont pas reproductibles à l’homme, des expériences médicales condamnables ont également été conduites dans les démocraties. Les auteurs soulignent l’importance de la journée du 21 janvier 1947 où furent exposées des notions fondamentales pour l’éthique de la médecine contemporaine. L’expert allemand Leibbrand décrira « un mode de pensée réduisant l’être humain à un objet manipulable auquel se sont ajoutées la discrimination raciale et la présupposition de l’inégalité des vies humaines, abaissant le statut de certains corps par rapport à d’autres et débouchant sur l’exploitation et l’élimination des groupes indésirables, ceux dont les caractéristiques souvent tenues pour héréditaires ne concordaient pas avec les normes nazies ». Un mode de « pensée biologique » que les nazis ont poussé au paroxysme mais qui prend sa source dans la culture européenne de la fin du xixe siècle et auquel Leibbrand opposera « l’intérêt de l’homme individuel » et l’obligation absolue « qu’aucun résultat expérimental ne saurait justifier les préjudices infligés directement aux victimes ».
Jean Deleuze

L’extrait ci-dessous concerne les expériences subies au camp de concentration de Ravensbrück par des prisonnières polonaises. Il consigne le témoignage du Dr Sofia Magzka. Cette femme polonaise qui fut arrêtée par la Gestapo en septembre 1941, car suspectée d’appartenir à une organisation secrète, fut internée à Ravensbrück jusqu’en avril 1945. Elle fut un témoin essentiel des expériences médicales qui se déroulèrent au camp pour étudier, en particulier, l’efficacité des sulfamides. À la suite, nous publions quelques extraits de la déposition de Karl Gebhardt, interrogé à ce propos. Gebhardt, qui fut le médecin personnel de Himmler, fut condamné à la peine de mort par le Tribunal.
(Remerciements aux Belles Lettres pour leur autorisation de reproduction)

Les expériences chirurgicales au camp de Ravensbrück

Déposition du Dr Magzka, prisonnière du camp

A. Hardy [(H) : il s’agit du procureur] : Connaissez- vous des cas d’infection délibérée par du bacille tétanique ?
M.[Dr Magzka] : J’ai vu le cas de Veronica Kraska qui présenta le tableau clinique de tétanos et reçut ultérieurement des sulfamides.
Il y a eu 74 jeunes filles polonaises opérées, sans compter un témoin de Jéhovah, une Allemande, et une Ukrainienne : en tout 76. Cinq moururent des expériences – Veronica Kraska, du tétanos ; ce fut la première à mourir avec des signes de tétanos, qui apparurent quelques jours après l’infection. On ne lui fit pas de sérum antitétanique, mais on lui donna des sulfamides : c’était là l’expérience.
H : De sorte que vous avez eu l’impression que Veronica Kraska était condamnée à mort dès le début de l’expérience ?
M : Oui. Les quatre autres qui moururent étaient Sofia Kiecol, Aniela Lefanowicz, Alfreda Pruss et Kazimiera Kurawsky.
Cette dernière fut à mon avis infectée avec de la gangrène gazeuse. C’était une fille bien portante, de 23 ans. La maladie progressa lentement. La jambe de l’opérée devint chaque jour plus noire et plus gonflée. Ils ne prirent soin d’elle que pendant les premiers jours, par la suite, elle fut placée dans la chambre 4, où elle resta à souffrir d’une façon incroyable, et où elle mourut sans aide médicale. J’ai pu l’observer personnellement. L’amputation de la jambe l’aurait sauvée. Une prisonnière, Gerda Quernheim, me demanda si je croyais qu’on pourrait la sauver, et je répondis que oui à la condition d’amputer ; mais j’ajoutais que dans ce cas, ce serait déjà fait. Cela montre clairement que l’infection pouvait être contrôlée, et qu’ils ne voulaient pas l’opérer, pour ne pas la sauver.
H : Voulez-vous décrire au Tribunal le cas d’Aniela Lefanowitz, qui mourut également ?
M : Elle fut infectée avec de l’œdème malin ; sa jambe gonfla de plus en plus, les vaisseaux furent atteints, et elle mourut d’hémorragie ; elle ne reçut pas les soins nécessaires, les vaisseaux auraient pu être ligaturés, ou une amputation pratiquée. Après les deux ou trois premiers jours, elle fut complètement négligée, et nous eûmes accès jusqu’à elle ; c’est de cette façon que j’ai pu l’observer.
A. Hardy : De sorte que sa mort a été douloureuse et misérable.
M : Oui ; quant à Sofia Kiecol, son cas était le même que celui d’Aniela Lefanowicz ; c’était des cas identiques. Après les deux ou trois premiers jours, nous pûmes nous approcher d’elle ; aucun médicament ne lui fut donné à ce moment, alors qu’au tout début de sa maladie, on lui avait donné des sulfamides.
H : Dans ce cas, pensez-vous qu’on a essayé de rechercher ce qui se passait, en donnant une petite quantité de sulfamides ?
M : Oui. Quant à Alfreda Pruss, infectée avec de l’œdème malin, elle se montra plus résistante que Kiecol et Lefanowicz, et vécut quelques jours de plus. Cette belle jeune fille de 21 ans, étudiante à l’Université, mourut d’hémorragie au milieu de terribles douleurs.
Maria Kusmierczuk était l’amie d’Alfreda Pruss ; elles furent infectées toutes les deux en même temps ; c’est la seule qui survécut à ce type d’infection.
Elle fut longtemps malade à l’hôpital, et renvoyée non guérie.
Ce sont les greffes qui l’aidèrent, ultérieurement, à guérir. Il y eut aussi un groupe de jeunes filles infectées avec des streptocoques et des staphylocoques. Celles-là survécurent, avec des pansements irréguliers, quand l’envie en prenait aux médecins.
Lorsqu’on prépara les opérations, on nous dit que le Pr Gebhardt viendrait ; il vint avec son assistant, Fischer, qui effectua la plupart des opérations. Dans le camp, les médecins aidèrent – les Drs Oberheuser, Rosenthal et Schiedlausky.
Les médecins de Hohenlychen ne venaient que pour les opérations, et laissaient tout le reste aux médecins du camp.
H : Voulez-vous parler des opérations sur les os ?
M : D’après mes clichés radiographiques, il y eut treize personnes à subir des opérations sur les os : fractures et greffes avec ablation d’os. Certaines des jeunes filles furent opérées plusieurs fois. Les opérations auraient dû être aseptiques, mais par négligence et manque d’asepsie, deux sujets présentèrent une ostéomyélite.
Au sujet de ces opérations, j’eus une conversation avec le Dr Oberheuser à propos du cas de Krystyna Dabska, qui avait été envoyée à la radiographie. Elle avait été opérée aux deux jambes, et des fragments de 4 à 5 centimètres de long du péroné, avaient été prélevés ; d’un côté, le périoste subsistait ; de l’autre, il avait été enlevé. Je demandai à Oberheuser comment elle voulait obtenir une régénération de l’os sans périoste. Elle répondit : « C’est justement ce que nous cherchons ». Sofia Baj fut opérée dans les mêmes conditions que Krystyna Dabska.
H : Estimez-vous que ces deux expériences-là étaient nécessaires ?
M : Non, n’importe quel étudiant apprend au début de ses études que l’os ne se régénère pas sans périoste.
Pour ce qui est des fractures des os, je me rappelle deux cas très exactement. Celui de Janina Marczewska, et celui de Leonarda Bien ; on leur fractura le tibia sur la table d’opération ; on mit des griffes à Marczewska, mais pas à Bien. Elles portèrent des plâtres pendant deux à trois semaines seulement, et durent cicatriser sans plâtre. Marczewska fut opérée une deuxième fois, et on lui enleva ses griffes.
Plusieurs jeunes filles eurent des incisions d’os, et je me rappelle exactement le cas de Barbara Pietrzyk, la plus jeune des opérées ; elle avait seize ans, et fut opérée six fois.
La première fois, on lui fit des incisions sur les deux tibias ; la deuxième fois, on préleva des fragments d’os à l’endroit des incisions. Je reçus l’ordre, un jour, de rester dans la salle de radiographie pendant une de ces opérations, et je dus faire une radiographie d’un fragment d’os.
Deux de ces jeunes filles eurent une ostéomyélite : Maria Grabowska et Maria Cabaj.
Les opérations sur les muscles furent plutôt importantes ; les jeunes filles furent opérées plusieurs fois, et la plus jeune, Sledziewjowska, fut opérée la plus souvent. Les muscles étaient enlevés jusqu’à trois fois au même endroit, de sorte que les jambes devenaient de plus en plus minces, et de plus en plus faibles.
Je ne puis comprendre la raison de ces opérations, et je ne sais pas si ces fragments de muscles ont été emportés à Hohenlychen.
H : Peut-on imaginer qu’il s’agissait de contrôler histologiquement les différents stades de la réaction tissulaires ?
M : Je le pense, pour les os, il s’agissait de contrôler la régénération.
Quant aux opérations spéciales, elles ont eu lieu sur des sujets anormaux : faibles d’esprit ou aliénés. J’en connais personnellement deux cas. L’un est un cas d’amputation de la jambe : les infirmières amenèrent la femme à la salle d’opération, puis à la salle spéciale où on mettait les morts.
Je me rendis dans cette salle avec une autre camarade qui travaillait à l’hôpital ; il y avait un cadavre recouvert d’un drap, et il lui manquait une jambe. Un peu plus tard, les infirmières vinrent, et, sans l’aide des prisonnières, mirent le cadavre dans un cercueil, pour garder le secret.
Le deuxième cas était celui d’une femme anormale, qui fut amenée à la salle d’opération. Ce jour-là, le Dr Fischer se rendit à la salle d’opération, et, au bout d’un certain temps, remonta en voiture ; une infirmière de la salle d’opération portait un paquet entouré de linges de la dimension d’un bras. Le Dr Fischer le prit lui-même et partit. La prisonnière Quernheim vient alors me trouver et me dit : « Savez-vous ce qui est arrivé aujourd’hui, Sophie ? On a enlevé le bras tout entier, avec l’omoplate ».
Ce sont les deux cas d’opérations spéciales que je connais personnellement.
H. Estimez-vous que Gebhardt, Fischer et Oberheuser ont commis les négligences professionnelles qui ont causé la mort de ces cinq jeunes filles ?
M : Oui. De plus, je sais que six jeunes filles ont été fusillées après les opérations. Deux d’entre elles, Rosalia Gutek et Amiela Sobolewska, étaient encore à l’hôpital lorsqu’on vint les chercher pour les exécuter ; la seconde devait encore avoir une radiographie ; pour ces deux-là, Oberheuser obtint de faire ajourner l’exécution, de sorte que je pense qu’elle aurait pu faire ajourner l’exécution de ces six jeunes filles, pour une période de temps illimitée.
D’ailleurs, on essaya d’exécuter toutes les jeunes filles qui subirent ces opérations ; lorsque les expériences furent terminées, en février 1945, toutes les opérées furent convoquées, et on leur dit qu’elles devaient aller à Gross-Rosen ; mais nous savions que Gross-Rosen était aux mains des Alliés, et sachant qu’on voulait les tuer, elles profitèrent du désordre, prirent de faux numéros et se cachèrent.
H : Certaines des opérées furent-elles volontaires ?
M : Non, et il y eut un cas unique d’amnistie, Okoniewska, qui put rentrer chez elle.
(…)
Dr Seidl (pour la défense de Gebhardt) : À propos du cas de Veronika Kraska, vous avez dit qu’elle était morte du tétanos. Croyez-vous impossible qu’il se soit agi d’une malpropreté accidentelle de la blessure, au lieu d’une infection tétanique volontaire ?
M : Non ; quand elle fut amenée à la salle d’opération, elle n’avait aucune blessure ; je l’ai vue ; dans notre laboratoire, le Dr Rosenthal dit : « C’est le tétanos » et Veronika mourut avec les symptômes du tétanos.
Je connais des cas d’opérations aseptiques, où les sujets contractèrent des ostéomyélites ; certaines jeunes filles avaient été infectées avec l’œdème malin et la gangrène ; pourquoi n’auraient-ils pas aussi infecté avec le bacille tétanique, d’autant plus que le Dr Rosenthal en parlait ?
S : Mais ne pouvez-vous admettre que le tétanos soit apparu incidemment, à l’occasion de l’opération ?
M : Je ne puis pas admettre que le tétanos ait existé par accident dans la salle d’opération.
S : Vous avez déclaré, dans un affidavit du 16 avril de l’an dernier, qu’environ dix prisonnières avaient été choisies et opérées, qu’on leur avait enlevé un membre entier, jambe ou bras, qu’on les avait ensuite tuées avec de l’Evipan, et que les bras ou la jambe avaient été transportés à Hohenlychen.
M : Oui, c’est vrai.
S : Vous n’avez vu personnellement que deux de ces prisonnières ?
M : Dix furent préparées et amenées à la salle d’opération, mais je n’en ai vues en effet que deux. Je n’ai pas vu qui a opéré la première ; pour la deuxième, celle dont me parla Gerda Quernheim, j’ai vu le Dr Fischer emporter le paquet, et c’est lui qui avait opéré.
S : Pouvez-vous dire quand les opérations sur les os et sur les muscles ont été effectuées et par qui ?
M : Comme les autres, les opérations sur les muscles ont eu lieu entre août 1942 et mars 1943. Les opérations sur les os une fois commencées, ils continuèrent avec les opérations sur les muscles.
Qui a opéré, je ne sais pas, mais je sais quels médecins sont entrés dans la salle d’opération. Le Dr Stumpfegger est venu moins souvent que le Dr Fischer ; ils venaient assez souvent ensemble.
S : Quel genre d’opérations a-t-on fait sur les nerfs ?
M : Je ne me rappelle que le cas de Barbara Pietnevska. On opéra sa jambe et elle fut paralysée partiellement. C’était une opération aseptique, sans sulfamides.
S : Dans votre affidavit d’avril, vous donnez les noms de tous les sujets d’expériences.
M : De toutes les opérées, oui.
S : Êtes-vous sûre que Bokimilia, Popinska et Pelagia Bieschalik ont bien été opérées ?
M : Absolument sûre, oui.
S : Vous dites également qu’à la fin d’avril 1945, vous avez été libérée ; la région de Ravensbrück était-elle à ce moment sous domination allemande ?
M : Oui, mon transport quitta le camp le 25 avril, et l’Armée rouge n’arriva que le 30 avril ; les SS nous amenèrent à la frontière danoise, où la Croix-Rouge danoise nous prit en charge, et nous confia à la Croix-Rouge suédoise.
Dr Flemming (pour Mrugowsky) : Vous avez déclaré que l’asepsie était insuffisante pendant les opérations, comment avez-vous été amenée à cette conclusion ?
M : Avant les opérations, tout semble avoir été fait correctement ; après, il eut de graves négligences ; ni les pansements ni les instruments n’étaient stériles ; les chambres des malades étaient surpeuplées, et comme les fenêtres étaient fermées pendant la nuit à cause du black-out, il y avait une odeur terrible.
Les opérations dans le bunker furent effectuées dans des conditions affreuses, qui n’avaient rien de commun avec les conditions d’une salle d’opération.
F : Combien y eut-il de prisonnières infectées avec les différents types de cultures ?
M : Il y eut treize opérations de greffes osseuses, une opération sur les nerfs, et six infections avec des cultures anaérobies ; les autres soixante-quatorze interventions furent réparties entre les infections à streptocoques et à staphylocoques, et les opérations sur les muscles.
F : Avez-vous entendu dire que pendant les interventions, les blessures ont été artificiellement infectées avec des morceaux de verre, de bois, et d’autres substances ?
M : Pendant les pansements, il y avait des corps étrangers dans le pus.

Déposition du Dr Gebhardt (accusé)

Le 5 mars 1947, le Dr Gebhardt s’installa dans le box des témoins pour une déposition qui devait prendre huit jours, et s’inscrire sur près de quatre cents grandes pages du compte-rendu analytique des débats. J’ai rassemblé ici l’essentiel de ce qui se rapporte aux sulfamides.
Gebhardt commença par affirmer la valeur scientifique des expériences de Ravensbrück, lança un défi à l’accusation, et déclara qu’il allait « remettre à sa place ce profane qui ne savait pas ce que représente une maladie infectieuse, ni la mort de milliers de gens ». Le profane était en l’occurrence le général Taylor ; l’accusation soutint en effet, avec ses experts d’éthique médicale, que la vie d’un prisonnier, ni condamné ni consentant, ne pouvait être sacrifiée, même pour le bénéfice de milliers de soldats.
Gebhardt posa d’un coup le problème ; pour lui, la vie d’un prisonnier, politique ou criminel, condamné ou non, ne doit pas être prise en considération quand il s’agit du sort de milliers de soldats. La présentation des rescapées des expériences de Ravensbrück, n’est qu’un truc d’optique (Optischer Trick). (…)
(…) Puis il montra la situation sur le front russe, à Stalingrad ; son rapport à Hitler et à Himmler eut un effet « terrifiant » : « L’ordre d’essayer les sulfamides au cours d’une expérience sortit d’une discussion militaire ; il s’agissait d’éviter à l’avenir toute blessure grave chez les Waffen-SS ». (…)
(…) Il déclara que des expériences animales n’avaient pas de sens, car les infections des animaux sont très différentes des infections humaines.
À propos d’expériences sur de vrais blessés allemands, dont il existait six cents dans sa clinique, Gebhardt dit : « Toute blessure est un cas particulier ; aucune blessure ne ressemble à une autre ».
Fin mai 1942 se produisit l’attentat contre Heydrich, chef du service de sécurité, et pour l’heure, gouverneur de Tchécoslovaquie.
Envoyé par avion à Prague, Gebhardt arriva après l’intervention chirurgicale « correctement faite », employa les sulfamides, et n’appela personne en consultation. Heydrich mourut au bout de quinze jours ; Hitler convoqua Gebhardt, puis refusa de le recevoir, en déclarant que la perte de Heydrich équivalait à la perte d’une bataille « telle que nous n’en avons pas encore subie ».
Morell, médecin de Hitler, déclara « que si on avait employé ses sulfamides modernes, les choses auraient été différentes ». Gebhardt vit seulement Himmler ; les expériences furent discutées, et durent commencer immédiatement. Il ajouta : « Quant à moi, ma réhabilitation dépendait des preuves cliniques de mon traitement à Prague, et des résultats des expériences de sulfamides ». (…)
(…) L’accusation prétend que notre travail n’a aucune valeur pour le reste de l’humanité ; or, des discussions à l’étranger montrent que des médecins importants, comme le médecin de Sa Majesté le roi d’Angleterre, pensent que, même si nous avons fait des expériences criminelles, notre travail aura au moins le mérite de bénéficier au reste du monde. Je me suis occupé depuis douze ans des infections gangréneuses, et je suis devenu un spécialiste de cette question ; je suppose qu’on doit me donner la chance de redresser les interprétations erronées de ces expériences, de façon à ce qu’après notre mort, ceux qui en liront le compte-rendu puissent se former un jugement sur cette question particulière. (…)
(…) L’ordre d’essayer les sulfamides dans une expérience sortit d’une discussion militaire ; il s’agissait d’éviter à l’avenir toute blessure grave chez les Waffen-SS. Nebe et Grawitz étaient opposés à mon point de vue. Nebe prétendait qu’il y avait une crise de confiance dans nos troupes en raison des sacs de sulfamides qu’on avait remis aux troupes alliées ; de plus, des feuilles de propagande étaient lues à la radio, et lancées au-dessus de nos troupes, pour détruire leur moral. De mon côté, je m’étais rendu en Espagne, et je connaissais les possibilités des Alliés avec les sulfamides et la pénicilline en regard des failles de notre science, après quinze ans. (…)
(…) La question des expériences animales n’avait pas de sens. Les sulfamides avaient été essayées pendant sept ans en Allemagne, et en 1944, au cours de dernières études, aucun éclaircissement n’avait été apporté par les expériences animales. Au contraire, il y avait une grande différence entre les infections provoquées artificiellement chez les animaux, et les infections chez l’homme. Chez l’animal, quatre-vingt pour cent des infections gangréneuses guérissent, et avec la « Katoxin » cent pour cent, alors que chez l’homme, cette drogue est complètement inefficace (…). 

(Remerciements aux Belles Lettres pour leur autorisation de reproduction)

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