Qu’étaient ces mystérieux polypes du cœur que la pratique de l’autopsie révèle à partir du XVIIe siècle ? C’est Virchow qui leva le mystère.
En août 79, Pline l’Ancien, qui dirigeait la flotte romaine en Méditerranée, voulut observer de près l’éruption du Vésuve, à côté de Naples : il n’en revint pas. C’est son neveu (Pline le Jeune) qui la décrivit. La volumineuse Histoire naturelle de Pline l’Ancien est une revue inégalée des connaissances les plus variées de son époque, où coexistent des descriptions très détaillées et pertinentes, et des fables dont le pittoresque fait sourire.
Pline nous apprend qu’il existe, dans les mers, de nombreuses sortes de poulpe (polypus), qui « utilisent tous leurs bras comme des pieds et des mains », et s’attachent par les « espèces de ventouses disséminées sur leurs bras ».1 C’est de ces animaux marins que vient le terme de polype, qui désigne chez l’homme des excroissances charnues qui peuvent se développer à l’intérieur des narines et sur les membranes muqueuses.
Pratiquée dans le cadre de l’enseignement médical au XIIe siècle, l’autopsie est devenue plus fréquente aux XVe et XVIe siècles : mais c’est le XVIIIe siècle qui deviendra celui des polypes. La découverte, lors d’autopsies, de formations ressemblant à des poulpes marins, moulées dans les cavités cardiaques et les gros vaisseaux afférents, a conduit à en rechercher les manifestations et les conséquences cliniques.
Le mystère des polypes du cœur ne fut finalement levé qu’au milieu du XIXe siècle, avec la découverte de la maladie thromboembolique. Plus rarement, des tumeurs intracardiaques, bénignes ou malignes, ont complété la panoplie des « polypes du cœur ».

Trois siècles d’autopsie

La leçon du Docteur Tulp

Fabrizio Bartoletti (1576-1630), qui avait occupé les chaires d’anatomie, de chirurgie et de médecine dans plusieurs villes (Bologne, Pise, Mantoue), a mentionné les polypes du cœur dans son livre Methodus in dyspnoeam, seu de respirationibus libri (1633), les rapprochant de ceux des narines.2
C’est à Nicolaes Tulp (1593-1674), chirurgien à Amsterdam et maire de la ville, que revient la première description d’un polype (polypus cordis) dans les cavités cardiaques droites en 1641, dans un recueil d’obser- vations médicales (Amstelredamensis observationum medicarum).3 Le Collège de chirurgie d’Amsterdam ne permettait qu’une seule dissection publique par an, d’un criminel : le voleur Aris Kindt fut le criminel dont le corps fut disséqué par Tulp et peint dans la célèbre Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp (1632) de Rembrandt.
Thomas Bartholin (1616-1680) a été médecin, mathématicien, et théologien. Il a découvert, après les travaux de Jean Pecquet sur le système lymphatique des animaux (1651), le canal thoracique et son entrée dans les veines (1652). Dans son Historiarum anatomicarum rariorum, il rapporta un polype étendu de la veine cave à l’oreillette droite, au ventricule, et à l’artère pulmonaire,4 avec une figure démonstrative et expliquée en détails.
Marcello Malpighi (1628-1694), dans son livre Du polype du cœur (1666), fit une analyse approfondie de cette entité encore bien mal comprise.5
Pour lui, les médecins en ont fait une nouvelle maladie du cœur et des vaisseaux, sans néanmoins l’examiner comme elle le mérite. « Le corps du polype s’engendre plutôt dans le ventricule droit (...). Il représente un amas de pellicules déployées et couchées les unes sur les autres (...), qui évoque la masse du sang coagulé qui s’appelle mélancholie ».
Il conseille : « Si vous voulez avoir le plaisir d’un beau spectacle, prenez un microscope et considérez ce sang de toutes manières », avec des « entrelacements jolis et plaisants ». Ainsi, « il ne faut qu’avoir des yeux pour voir ». Il évoque « des coagulations de sang fixé dans les poumons, lesquelles tiennent de la nature des polypes », et conclut « qu’il s’engendre des polypes toutefois et quantes que la masse du sang n’est pas assez coulante », que « les coagulations du sang fixé dans les poumons tiennent de la nature du polype », et que « de tout temps la nature du sang a toujours été de donner beaucoup à penser à l’esprit humain ».6, 7
Raymond Vieussens (1641-1715) publia en 1715 un Traité nouveau de la structure et des causes du mouvement naturel du cœur, dans lequel il décrivit « un polype fort gros dans le ventricule droit du cœur, qui avait plusieurs tiges, dont les unes entraient dans la veine cave et les autres dans l’artère pulmonaire ».8

Sénac et l’absence de dissolvants…

Jean-Baptiste Sénac (1693-1770) est l’auteur en 1749 du premier livre français de cardiologie, Traité de la structure du cœur, de son action, et de ses maladies.9 Il attribue aux polypes des manifestations cardiaques : « Le premier effet des concrétions polypeuses sera l’amas de sang dans les ventricules, ou dans les oreillettes, ou dans les veines. Les malades sentiront donc une pesanteur ou une oppression dans la région du cœur. La palpitation sera le second effet des polypes. L’irrégularité du pouls est le troisième effet des concrétions polypeuses. » Il s’interroge cependant : « Y a-t-il de vrais polypes ou n’y en a-t-il point ? » Il cite un exemple où des polypes du ventricule droit se prolongeaient dans les artères pulmonaires, avec une concrétion de même espèce dans la veine cave. Pour Sénac, « il n’est pas douteux qu’il n’y ait de vraies concrétions qui arrivent pendant la vie (…). Les concrétions polypeuses s’accompagnent d’une pesanteur ou d’une oppression dans la région du cœur, des angoisses, des douleurs, des palpitations, l’inégalité du pouls ». Malheureusement, « le seul remède des polypes serait celui qui pourrait les dissoudre, mais nous ne connaissons point un tel dissolvant »9
Joseph Lieutaud (1703-1780), « médecin de Mgr le Duc de Bourgogne et des Enfans de France », a publié son Précis de la médecine pratique, en 1759.10 L’auteur est péremptoire et très critique : « Je dois faire mention des concrétions sanguines ou lymphatiques, qu’on rencontre si communément, tant dans le cœur que dans les oreillettes et les gros vaisseaux, dont on a fait tant de bruit, sous le nom de polype du cœur, maladie sur laquelle on a beaucoup écrit et raisonné, et qui cependant n’existe point (…). Si par polype on doit entendre une excroissance charnue ou fongueuse, telle qu’on la voit souvent dans les narines (…), il serait, ce me semble, bien singulier que je n’eusse pas rencontré dans l’examen de deux ou trois mille cadavres ce que des gens qui ont à peine assisté à quelques ouvertures dans le cours de leur vie ont vu si commodément (…). Cela n’arrive-t-il pas plutôt par la cessation du mouvement ? »

Les doutes de Morgagni

Giovanni Battista Morgagni (1682-1771) a une constitution robuste, les yeux bleus ; il se baigne tous les jours à l’eau froide. Il commence par aider Valsalva dans ses travaux anatomiques, puis il occupe la chaire d’anatomie de Padoue de 1712 à sa mort. Il se consacre à l’anatomo-pathologie et, après plusieurs milliers d’autopsies, il publie ses Recherches anatomiques sur le siège et les causes des maladies (encore en latin) qui font, en 1761, l’objet de Lettres anatomo-médicales, qui traitent notamment des maladies du cœur.11 Il y salue les travaux du « grand » et « illustre » Sénac qu’il a lus en entier, et décrit à son tour les polypes du cœur. Il limite les manifestations cliniques qu’on leur attribue en excès : « Quelqu’un avait-il une santé faible, et avait-il même été souvent malade pendant quinze ou vingt ans, si enfin après sa mort on trouvait un polype dans le cœur, on disait que ce polype existait déjà dès le principe, et qu’il avait été la cause constante de toutes les incommodités. » Pour Morgagni, les polypes ne constituent systématiquement pas des maladies : « Je me fâchais souvent, et je souriais quelques fois si par hasard j’entendais quelqu’un des assistants leur attribuer les causes de la mort. » Consi- déré comme le père de l’anatomo-pathologie, il réalisa lui-même plus de 4 000 autopsies.
Joseph Pasta (1742-1823), de Bergame, dans ses Recherches anatomiques sur le sang et les concrétions considérées comme causes de maladies (1786), avance que « les coagulations du sang dans les vaisseaux après la mort sont absolument de même nature que le caillé du sang tiré de la veine des personnes vivantes », et que « lorsque l’ouverture des cadavres n’offre que des polypes ou des concrétions sanguines dans les gros vaisseaux, il ne faut pas pour cela imputer la maladie à ces vices » ; « les polypes et concrétions polypeuses quelconques ne diffèrent point pour la consistance, la substance, la structure, de la croûte blanche du sang tiré des veines ».12

Les critiques de Laennec

Au début du XIXe siècle, les polypes ou « concrétions polypiformes » sont mentionnés sans réel intérêt, et leur origine reste fort incertaine. « Il est mort d’un polype au cœur » est l’exemple cité à Polype par le Dictionnaire de l’Académie française en 1814.13
Jean Corvisart (1755-1821), dans son Essai sur les maladies et les lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux (1818)14 décrit les concrétions (amas de plusieurs parties qui se réunissent en une masse) polypiformes, « regardées, par les uns, comme un effet constant de la mort ; par les autres, comme des substances morbifiquement formées pendant la vie ». Il divise ces concrétions en trois espèces, selon qu’elles sont de date plus ou moins ancienne : fibreuse, adhérente ; coagulation de la fin de vie ; magma ressemblant à de la gelée de groseilles trop cuite.14
René-Théophile-Hyacinthe Laennec (1781-1826), dans son Traité de l’auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur (1826),15 consacre un chapitre assez critique aux concrétions du sang : « Une opinion répandue parmi les médecins du dernier siècle, et actuellement encore dans le public, attribue aux concrétions dites polypeuses du cœur et des gros vaisseaux les maladies qui dépendent réellement de l’hypertrophie ou de la dilatation de cet organe. Cette opinion est erronée, car les concrétions dont il s’agit se rencontrent très communément chez des sujets qui n’ont jamais éprouvé aucun symptôme des maladies du cœur. Les trois quarts des cadavres en présentent, quelle que soit la maladie qui ait causé la mort (...). Beaucoup d’autres faits prouvent que le sang peut se concréter quoiqu’encore renfermé dans ses vaisseaux et soumis à la circulation ».15
Jean Bouillaud (1796-1881), dans son Traité clinique des maladies du cœur (1835), décrit des caillots sanguins dans les cavités cardiaques droites, se prolongeant dans l’artère pulmonaire ainsi que dans les veines caves supérieure et inférieure, ainsi que de vastes concrétions polypiformes remplissant le ventricule droit et l’oreillette, les veines caves supérieure et inférieure, l’artère pulmonaire.16
Finalement, l’observation par les meilleurs médecins de concrétions du sang dans les cadavres reste une évidence stérile depuis deux siècles.

Virchow : de la thrombose à l’embolie

La thrombose et l’embolie ont été comprises et décrites à l’hôpital de la Charité de Berlin par Rudolf Virchow (1821-1902) de 1845 à 1856 : la thrombose, formation de caillots dans le lit vasculaire et le cœur, peut entraîner la migration de ces caillots (embolie) suivie de l’obturation des vaisseaux distaux.
Dans son Mémoire sur l’embolie,17 Virchow présente ses travaux : « Après une année entière d’observations attentives recueillies aux autopsies de l’hôpital de la Charité de Berlin (...), je puis affirmer que l’oblitération de l’artère pulmonaire doit être rangée tout au moins parmi les états morbides les plus fréquents. »
Il décrit l’obstruction par une masse de caillots plus ou moins compacte, apportée par la circulation dans l’artère pulmonaire, et qui s’y enfonce à la manière d’un coin. Sur 76 autopsies, il observe 18 fois des caillots dans les veines, et 11 fois dans l’artère pulmonaire où les caillots s’arrêtent au point où une grosse branche se divise, ou sont à cheval sur la bifurcation.
Ces travaux d’observation anatomo-clinique de l’embolie sont complétés par des études expérimentales chez le chien, avec l’introduction dans les vaisseaux de caillots, de fragments de moelle de sureau, ou de morceaux de caoutchouc.
Virchow approfondit ses travaux (comme la mise en évidence du rétablissement d’une circulation collatérale par les artères bronchiques et intercostales après l’oblitération de l’artère pulmonaire), et peut enfin conclure très simplement : « Lorsque les caillots ont pris naissance dans l’appareil vasculaire à sang rouge et sont propulsés dans les artères, ils entraînent une occlusion dans les artères cérébrales ou celles des membres ; lorsqu’ils ont pris naissance dans l’arbre vasculaire à sang noir, le caillot franchit les cavités du cœur droit, et il est lancé dans l’artère pulmonaire et ses divisions, où il entraîne une suffocation extrême, des syncopes, et la mort termine brusquement la scène. »
Ce qui donne sa dimension inégalée à l’œuvre de Virchow, c’est sa compréhension d’une maladie où la thrombose et l’embolie conduisent à des tableaux cliniques vasculaires distaux. Outre son observation attentive et précise, Virchow a su utiliser la méthode expérimentale pour valider son analyse.
Une controverse avec Charles-Polydore Forget en France permit à Virchow de préciser encore davantage l’ensemble de ses travaux et concepts, et de « prouver qu’il y a dans la science des faits inconnus à M. Forget, et qui démontrent que l’embolie est non seulement un fait, mais une doctrine ».18 V
Encadre

D’autres « polypes »

Au milieu du XXe siècle, Mahaim19 publia une monographie, Les tumeurs et polypes du cœur –Étude anatomo-clinique, dans laquelle il fit une brève revue historique pour aborder en détail l’anatomo-pathologie différentielle des thrombus organisés, du myxome, du polype emboligène (embolie cérébrale provenant d’une tumeur de l’oreillette gauche), du polype occlusif mitral, des fibromes, et des tumeurs malignes primitives (telles que des sarcomes).

Les polypes, bénins, restent fréquents, notamment dans le côlon et le rectum, les sinus, l’utérus ; parfois multiples, ils constituent alors une polypose. Les polypes des narines sont très fréquents. Tulp les décrivit d’ailleurs plus longuement que celui du cœur, dans Amstelredamensis observationum medicarum.3

Références
1. Pline l’Ancien. Histoire naturelle. Paris : Gallimard, 2013.
2. Bartoletto F. Methodus in dyspnoeam seu de respirationibus, 1628.
3. Tulp N. Observationum medicarum. Libri Tres. Amsterdam : Elzevir, 1641.
4. Bartholini T. Historiarum anatomicarum rariorum centuria III et IV. Adriani Vlacq, 1657.
5. Malpighi M. De viscerum structura exercitaio anatomica. Bononiae: Iacobi Monij, 1666.
6. Forrester JM. Malpighi’s De polypo cordis: an annotated translation. Med Hist 1995;39:477-92.
7. Malpighi M. Discours anatomiques sur la structure des viscères. 2e ed. Paris : Laurent d’Houry, 1687.
8. Vieussens R. Traité nouveau de la structure et des causes du mouvement naturel du cœur. Toulouse : Jean Guillemette, 1715.
9. Senac JB. Traité de la structure du cœur, de son action, et de ses maladies. Tome 2. Paris : Jacques Vincent, 1749.
10. Lieutaud J. Précis de la médecine pratique. Paris : Vincent, 1759.
11. Morgagni GB. De sedibus et causis morborum per anatomen indagatis. Venetiis : Thypographia Remondiniana, 1761.
12. Journal encyclopédique ou universel. Bouillon : Imprimerie du Journal, 1787.
13. Académie françoise, Bossange et Masson, 1814.
14. Corvisart JN. Essai sur les maladies et les lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux. Paris : Méquignon-Marvis, 1818.
15. Laennec RTH. Traité de l’auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur. 2nd ed. Paris : Chaudet, 1826.
16. Bouillaud J. Traité clinique des maladies du cœur. Paris : J.-B. Baillière, 1835.
17. Virchow R. Mémoire sur l’embolie. Traduit de l’allemand par le docteur F. Pétard. Paris : Félix Malteste, 1860.
18. Virchow R. Concrétions sanguines dans les veines et les artères ; doctrine de l’embolie ; lettre de M. Virchow. Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie 1858;5:1-3.
19. Mahaim I. Les tumeurs et les polypes du cœur. Paris : Masson, 1945.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Une question, un commentaire ?