L’insuffisance veineuse, certes bénigne, peut toutefois conduire à des complications handicapantes. La France était, en 1999, le premier marché mondial des médicaments veinotoniques. Les conscriptions pour les armées napoléoniennes et les meurtrières guerres de l’Empire, de 1800 à 1815, seraient-elles à l’origine de la fréquence élevée de cette pathologie dans la population française ?

Un rapport accablant sur la consommation de veinotoniques en France

En 1999, la Caisse primaire d’assurance maladie, effrayée par l’importance de la prescription des veinotoniques, demande, à l’Agence du médicament de réaliser une étude sur l’évolution de leur consommation.

Des chiffres renversants

Ce rapport de soixante-cinq pages, dirigé par le Professeur Gilles Bouvenot, fournit des résultats accablants et confirme les inquiétudes de l’organisme payeur : la France apparaît comme le premier marché mondial des médicaments veinotoniques, totalisant 70 % de toutes les ventes internationales :1 on y recense 18 millions de prescriptions par an (sans compter l’automédication), la plupart au long cours, plus de cent spécialités étant disponibles.
En 1997, parmi les cinquante médicaments les plus vendus en chiffre d’affaires, figurent ainsi trois spécialités indiquées dans l’insuffisance veineuse. L’analyse en valeur montre une forte croissance entre 1983 et 1994 (+215 %, 11 % en moyenne annuelle). Par ailleurs, les ventes de veinotoniques remboursables correspondent à 4,4 milliards de francs (prix public toutes taxes comprises). Le coût estimé pour les régimes d’assurance maladie atteint environ 1,6 milliard de francs, compte tenu de la part des médicaments remboursables achetés en automédication et du taux de prise en charge par la Sécurité sociale (qui a diminué au fil des ans).
Et ce rapport n’aborde pas le versant chirurgical de l’insuffisance veineuse. Les chiffres, là encore, parlent d’eux-mêmes : environ 300 000 opérations d’éveinage (stripping) par an en France, sans compter les scléroses effectuées au cabinet des phlébologues ou les traitements de varices ou varicosités par laser ou par ablation thermique. Pour de nombreux chirurgiens vasculaires, cette activité est dominante.

La France, championne du monde !

Dans le rapport de 1999, il est indiqué que « la comparaison avec l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, le Japon et les États-Unis montre une grande disparité dans le nombre de spécialités commercialisées. Les médicaments réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 1 million d’euros sont plus d’une vingtaine en France et en Allemagne, alors qu’il en existe moins de dix, voire aucun, dans chacun des autres pays étudiés. Par ailleurs, à nombre comparable de spécialités, le chiffre d’affaires des veinotoniques par habitant et par an est cinq fois plus élevé en France qu’en Allemagne ». Quant aux marchés américain et anglais, ils apparaissent quasiment inexistants !
En bref, le marché français représente, en 1999, environ 70 % des ventes internationales de veinotoniques. Cette situation française est également retrouvée dans la prise en charge médicale de l’insuffisance veineuse chronique où les veinotoniques occupent une place prédominante.
Évidemment – et cela n’a échappé à aucun des observateurs –, ce rapport a été commandité pour des raisons financières. Il fallait supprimer ce gouffre dans le déficit déjà abyssal de la Sécurité sociale, creusé pour une pathologie certes fréquente mais qui ne met que bien rarement la vie en péril.
Ceci est rapidement réglé : en 2001, les veinotoniques sont classés dans le groupe des médicaments rendant un service médical insuffisant, et leur taux de remboursement passe de 35 à 15 % ; en 2008, leur déremboursement est total. La proposition de leur remplacement par les articles de compression médicale, certes efficaces, mais parfois redoutés par les patients pour leur aspect inesthétique, expose néanmoins au risque d’une mauvaise observance…

Insuffisance veineuse, une pathologie des plus banales

L’insuffisance veineuse est bien l’une des pathologies les plus fréquentes de la population adulte, puisque, selon une enquête Ifop de 2019, « 75 % des Françaises se plaignent de leurs jambes et 25 % d’entre elles sont traitées médicalement ou même chirurgicalement ».
L’insuffisance veineuse chronique regroupe l’ensemble des manifestations fonctionnelles et des signes physiques cutanés secondaires à une stase veineuse. Il s’agit d’une entité clinique et physiopathologique.2
Outre la varice, on peut ajouter à cette définition « toute veine superficielle proéminente » ou « toute veine ayant perdu sa fonction valvulaire, avec dilatation permanente au palper ».
Les complications de cette maladie ne sont certes pas mortelles, mais elles handicapent considérablement ceux qui en sont atteints : le désespérant ulcère variqueux dans sa chronicité délabrante, la dermite ocre qui transforme les jambes en poteaux recouverts de petites croûtes, et la fameuse paraphlébite, ou thrombose veineuse superficielle, horriblement douloureuse. L’insuffisance veineuse est donc une maladie bénigne mais traînant son cortège de misères, surtout pour ceux qui ne se soignent pas !
Un point fondamental ressort de toutes les études : la maladie veineuse est une maladie familiale. La mère transmet à sa fille cet héritage reçu de sa grand-mère ! Quant aux hommes, ils n’en sont pas exclus, même s’ils s’en plaignent moins : le caractère inesthétique de la maladie les gênerait moins, portant poils et pantalons. Pourtant, il est bien décrit, chez l’homme, des formes majeures, avec des jambes déformées par de véritables « grappes de raisin », alors que la gêne fonctionnelle est absente.
Maladie héréditaire donc, et certains ont bien montré des anomalies génétiques dans la synthèse du collagène qui constitue la paroi de la veine des variqueux.3,4
Mais une explication historique, est-elle plausible ?

Maladie génétique... vous avez dit maladie génétique ?

Canton d’Argenteuil en 1809, réformé pour cause de varices

Ce jour de janvier 1809, Jean-Baptiste Duchemin est conduit par son père, dans la carriole de la ferme, pour le tirage au sort qui doit se tenir au chef-lieu du canton d’Argenteuil. Une levée de 80 000 hommes de la classe 1810 a été décidée en septembre 1808. Son canton doit fournir 40 hommes ; il compte alors 120 conscrits de la classe 1810 : parmi eux, Jean-Baptiste Duchemin. La liste des conscrits est restée affichée dans chaque commune pendant le mois de décembre ; la majorité d’entre eux, comme lui, sont cultivateurs.
— « Mon gars, tu vas te débrouiller pour tirer un bon numéro », dit le père, toujours bougon avec ses fils.
Jean-Baptiste sent son cœur se soulever : il l’a appelé « mon gars ! », ce qui est dans la bouche du père l’expression d’une tendresse inhabituelle.
— Il manquerait plus que tu ailles à la guerre... J’ai besoin de toi aux champs ! Et puis ta mère n’est plus bien aidante avec ses jambes qui ne la portent plus. »
Jean-Baptiste, en son for intérieur, reste partagé : bien sûr que c’est un peu triste de quitter sa mère, ses frères et sœurs. Mais partir dans la Grande Armée de l’Empereur, porter un bel uniforme et conquérir le monde... Pour sûr que la Rose, la fille du maréchal-­ferrant, pour qui il a le béguin, serait impressionnée si elle le voyait avec les guêtres et le fusil à baïonnette ! Elle l’attendrait sûrement. Comme il sait un peu lire et écrire, il a même une chance de devenir officier. L’avancement va vite dans les armées de l’Empire.
Le tirage au sort a lieu à la mairie en présence du sous-préfet, de l’officier de recrutement, de l’officier de gendarmerie, des maires de chaque commune et de tous les conscrits du canton alignés par ordre alphabétique, dans le plus simple appareil (fig. 1).
Les conscrits sont successivement appelés, dans l’ordre des communes, pour tirer dans une urne, un des bulletins numérotés de 1 à 120. Le sous-préfet, à mesure que le tirage s’effectue, établit la liste de désignation du canton, donnant, en regard du numéro obtenu, le nom du conscrit, ses prénoms, son domicile, celui de ses parents, sa profession. Plus le chiffre obtenu est élevé, plus le conscrit a des chances de faire partie du dépôt et de rester civil.
Jean-Baptiste ne peut tirer plus mal : le numéro 4 ! Certain de partir... Le père va fulminer. Immédiatement après le tirage au sort, les jeunes gens sont examinés par le sous-préfet et par l’officier de recrutement. Ceux dont la taille est inférieure à 1,54 mètre ou qui souffrent d’une invalidité évidente sont réformés sur-le-champ.
Quand arrive le tour de Jean-Baptiste, l’officier recruteur désigne ses jambes au sous-préfet : bien droites et solides mais boursouflées sur toute leur hauteur, et en particulier à la face postérieure du mollet, par de monstrueuses grappes de varices.
« Celui-là, on ne le prend pas ! Tous ceux qui ont de mauvaises jambes doivent être réformés. Les instructions sont formelles. L’Empereur a bien précisé : “Je veux des soldats qui peuvent marcher. Ma meilleure arme, ce sont leurs jambes !” »
Il faut dire qu’il ne s’en est pas privé, de les faire marcher, dans les Alpes d’abord, puis de Boulogne à Austerlitz, enfin jusqu’à Varsovie en passant par Vienne...
Jean-Baptiste marche très bien. Des jambes comme les siennes, on en a tous ou presque dans la famille, et ça n’a jamais empêché personne de marcher, ni même de courir. Mais on ne lui demande pas son avis, et d’ailleurs il ne le donne pas. Il revient vers le père, qui attend sur la place de la mairie.
— « Alors ?
— Réformé !
— C’est bien comme ça.
Il continue, pour lui seul :
— On n’élève pas des enfants, avec tout ce que ça coûte, pour en faire de la chair à canon ! »

Guerres de l’Empire meurtrières de 1800 à 1815

Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont mobilisé, dans le camp français, 3 587 000 hommes. Le nombre moyen de conscrits a oscillé, jusqu’en 1812, de 30 000 à 80 000 par an. Durant les guerres impériales, de 1800 à 1815, le nombre de soldats décédés au combat ou des suites de leurs blessures est estimé à 427 000 (fig. 2). À cela, il faut ajouter les soldats faits prisonniers qui ne sont pas revenus et les soldats morts de maladie dont le nombre atteint environ 550 000. En tout, environ 1 million d’hommes jeunes n’ont pas revu leur foyer.
Néanmoins, la France est alors un des pays les plus peuplés d’Europe (27 millions d’habitants, pour 12 millions de Britanniques et 35 à 40 millions de Russes). Et les chiffres de la mortalité liée à la guerre doivent être rapportés à l’évolution de la courbe démographique pour la même période : en dix ans, l’Empire français enregistre 387 000 mariages, et le nombre de naissances est proche de 1 million. Si bien qu’il convient de relativiser la perte en hommes.
Cependant, il est indiscutable que, pendant près de vingt ans, tous les hommes porteurs de varices ont été écartés du service armé et ont donc été les géniteurs privilégiés des générations suivantes. Les autres, ceux dont les jambes étaient saines, ont subi de plein fouet l’hécatombe.

Une hypothèse qui ne fait pas l’unanimité à Paris en 1999

Ainsi l’hypothèse d’un biais génétique en faveur des malade variqueux, géniteurs préférentiels pendant une génération, pouvait être envisagée.
Le Dr D., médecin de santé publique, venait de développer son hypothèse pour expliquer la prévalence importante de la maladie variqueuse chez les Français, comparée à celle des autres pays.*
« Vous n’êtes pas sérieux, rugit le directeur de l’Agence du médicament. Les varices, c’est la faute de Napoléon ? C’est vraiment n’importe quoi !
– Je suis sérieux, monsieur. Quand on étudie les chiffres, il s’agit d’une hypothèse plausible.
– Jamais notre Agence ne pourra soutenir une telle explication.
– Alors nous continuerons à nous perdre en conjectures sur les Français, peuple de variqueux. »
* NDLR : Quand bien même cette explication serait plausible, il n’en restait pas moins que l’efficacité des veinotoniques était modeste comparée à leur coût, à l’échelle collective, justifiant la décision de 1999 de l’Agence du médicament : déremboursement progressif !
Références
1. Étude de la prescription et de la consommation des veinotoniques en ambulatoire. Agence du médicament et Observatoire national des prescriptions et consommations des médicaments. Mars 1999. https://vu.fr/mIaK
2. Galanaud JP, Le Collen L, Quere I. Insuffisance veineuse chronique. Varices. Item 225. La Rev Prat 2019;69(6):e183-e190.
3. Sansilvestri-Morel P, Rupin A, Badier-Commander C, Fabiani JN, Verbeuren TJ. Chronic venous insufficiency: Dysregulation of collagen synthesis. Angiology 2003;54:S13-8.
4. Sansilvestri‐Morel P, Rupin A, Jaisson S, Fabiani JN, Verbeuren TJ, Vanhoutte PM. Synthesis of collagen is dysregulated in cultured fibroblasts derived from skin of subjects with varicose veins as it is in venous smooth muscle cells. Circulation 2002;106:479-83.

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