Le confinement a exacerbé les violences contre les femmes, dont les racines sont bien lointaines…

Les violences sur les femmes et en particulier les violences mortifères sur conjointe, qu’elles portent ou non l’appellation nouvelle (2015) de « féminicide », occupent aujourd’hui bien des pages de journaux et suscitent de nombreuses manifestations de rue. Le problème s’est aggravé dans le contexte de confinement imposé par la pandémie liée au nouveau coronavirus, le Sars-CoV-2 ; et la médiatique Marlène Schiappa (secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations) a alerté sur le risque de violences conjugales durant le confinement. Or la tradition religieuse de l’ex-voto fait connaître quelques images de tels crimes, dont deux catalogués dans un ouvrage d’histoire de l’art religieux publié en 2014 par Gilles Sinicropi.1

Cas n° 1 : un meurtre

Le plus impressionnant de ces tableautins religieux a été offert en 1870 par un certain Chauve au sanctuaire marial de Pégomas (Alpes-Maritimes) [fig. 1]. Entre la mer et les collines de Grasse, la région, arrosée par la Siagne et la Mourachonne, est plantée d’oliviers, de vignes et d’arbres fruitiers mais aussi de mimosa, de jasmin et de plantes aromatiques.
La scène qui figure sur un carton de 54,5 x 50 cm (photographie p. 128 du Catalogue cité-ci-dessus) ne rappelle guère ce cadre enchanteur bien que l’un des protagonistes soit un vigneron. Elle se passe de jour, dans une pièce dont la fenêtre ouvre sur un paysage ensoleillé, montagneux et verdoyant, et un bâtiment à la toiture de tuiles provençales. Trois personnages y figurent en action, deux hommes et une femme. Celle-ci, ensanglantée, s’accroche de la main gauche à l’un des rideaux blancs de la fenêtre, et de la main droite s’appuie sur une commode ; faisant face au spectateur, elle s’affaisse, ensanglantée du cou jusqu’au bas de sa robe ; même le sol, en tuiles vernissées rouges, est inondé. Il semble qu’elle soit chaussée (du moins à droite).
La flaque de sang va jusqu’aux pieds d’un homme qui tourne le dos au spectateur, mais dont on voit le profil, entre deux abondantes flaques de sang ; il est vêtu seulement jusqu’aux genoux d’une chemise blanche ensanglantée à droite et il est pieds nus ; il tient de la main droite une serpette de vigneron qui menace la joue gauche du troisième personnage, nu-tête, normalement habillé et chaussé, attaqué par le furieux. Sa joue gauche saigne jusqu’au côté gauche de son habit, veste et pantalon ; blessé à l’épaule gauche, il tient quand même fermement le bras droit du « forsené ».
Que s’est-il passé ? Nous avons la chance de disposer d’un texte du journal Le Commerce daté du 20 mars 1870 : « Jeudi matin, le bruit se répandait dans la ville qu’un triple assassinat avait été commis à Pégomas, et cette nouvelle malheureusement trop exacte venait mettre en émoi notre population peu habituée à voir commettre dans son sein de pareils forfaits. Voici sommairement ce qui s’était passé : à la suite d’une querelle de ménage, conséquence habituelle de ses emportements, le sieur Honoré Chauve, jardinier à Pégomas, homme d’une ­violence et d’une irascibilité extrêmes, s’est emparé d’une serpette de poche servant à la taille des jasmins, et au moyen de cette arme dangereuse, il a littéralement égorgé sa femme et deux de ses petites filles, l’aînée et la dernière ; la cadette n’a dû son salut qu’à un concours providentiel de circonstances. Un de ses proches voisins, le sieur Raymond Chauve, que les cris des victimes avaient attiré, a engagé courageusement avec l’assassin une lutte dans laquelle il a été lui-même blessé de plusieurs coups de couteau, heureusement sans gravité. Le parquet, averti de cet attentat, s’est immédiatement transporté sur les lieux pour procéder aux constatations d’usage. M. le Commissaire de police de Grasse aidé de la gendarmerie avait déjà arrêté le meurtrier, malgré la résistance désespéré (sic) qu’il a opposée aux agents de la force armée. Ceux-ci n’ont pu le réduire qu’en le menaçant de faire usage de leurs armes. L’émotion produite par ce crime odieux a été grande dans notre ville, et la charrette qui, jeudi soir, amenait ici le prisonnier, a dû, aux abords de la maison d’arrêt, se frayer un passage à travers les rangs épais d’une foule silencieuse et profondément impressionnée. »
Un alcoolisme chronique est probable chez le mari, vu sa violence connue de tous ; si nous ne savons pas l’heure du drame, on constate qu’il fait grand jour, et probablement déjà chaud dans les vignes ; et d’après le récit, les enfants, qui ne sont pas à l’école, devraient y être. De telles scènes de ménage violentes sont fréquentes et favorisées par la consommation d’alcool, et dans cette famille le malheur veut que le père de famille soit habituellement armé pour l’exercice de son métier : la serpette professionnelle s’est transformée en une arme par destination. Honoré Chauve, jardinier, frappe sa femme à la gorge, puis égorge aussi, dit la presse, deux de leurs filles. Seule la cadette échappe à la mort grâce à l’intervention de Raymond Chauve, voisin et probablement parent, venu en entendant les cris. Blessé lui-même à l’oreille, il en réchappe grâce à la Vierge, et c’est lui qui fait peindre l’ex-voto.

Cas n° 2 : le crime non commis

Mais remontant le cours du XIXe siècle, nous rencontrons un autre cas de violence pathologique, sur un tableau montrant une tentative avortée d’assassinat sur conjoint en août 1848 (toile de 33 x 24 cm) [fig. 2 et 3]. Très joliment vêtue d’un costume provençal soigné, Françoise Camme, qui n’a oublié ni son ravissant châle traditionnel de dentelle blanche ni sa coiffe tuyautée, fait très calmement face au spectateur, dans une attitude peu naturelle. La miraculée se présente de face, légèrement souriante, la poitrine offerte, dans l’encadrement d’une porte ­intérieure, ouverte, de façon peu naturelle, comme pour montrer son innocente pureté, tandis que le mari est accroupi à gauche dans une encoignure, tenant des deux mains son fusil dressé… C’est au-dessus de lui (et non de la présumée victime) que trône, dans des nuages blancs et pommelés, une belle Vierge à l’enfant, le ­personnage le plus grand de ce trio. Le prolongement vers le haut de la ligne gauche du cadre de la porte ­intérieure isole ainsi l’homme à la Vierge : le fou, meurtrier par intention, recroquevillé, accroupi contre le mur, rumine le crime qu’il a eu l’intention de commettre mais ne commettra pas, et son fusil est d’ailleurs dirigé non vers sa femme mais vers le haut, sans visée précise. Le tableau ne propose aucune cause à cette fureur meurtrière ; la prostration du malheureux – qui d’ailleurs n’a encore rien fait de répréhensible – s’oppose à ­l’angélisme ostentatoire de l’épouse, à sa candeur ­proclamée, comme si le rectangle de la porte de communication était un cadre destiné à la mettre en valeur, faisant apparaître un tableau dans le tableau, et suggérant un couple pathologique ; la présence d’une magnifique Vierge à l’enfant au-dessus de l’homme, ce qui coupe verticalement le tableau en deux, laisse entendre que par la protection qu’elle lui confère, elle l’a empêché de commettre l’irréparable, le déresponsabilisant en quelque sorte.

Cas n° 3 : tentative d’assassinat

Le plus ancien des ex-voto de cette sélection, parti­culièrement vivant et dramatique, daté du 9 février 1817, nous fait revenir à Notre-Dame-du-Château, en sa chapelle d’Allauch (fig. 4). Il frappe d’emblée par les couleurs sombres de l’effrayant face-à-face nocturne des deux protagonistes, l’homme vu du côté gauche, marchant vers la femme tournée du côté droit ; c’est au-dessus d’elle que cette fois (comme sur le n° 1) trône la Vierge, la désignant comme le personnage positif de ce drame conjugal saisissant : Claire Michel, ensanglantée, fait face à son mari, Joseph Roubin, tous deux en tenue de nuit. Et pieds nus. On peut dire que le troisième personnage est une arme par destination (comme la serpette du cas n° 1) : le rasoir ; cet instrument du destin est même dupliqué, car le premier a été cassé dans la violence et a été jeté au pied du lit conjugal, dont les draps sont repoussés, alors qu’un bénitier éclatant de blancheur semble faire écho à la présence de la Vierge au-dessus de la victime. En tout cas, la malheureuse, dont les vertus domestiques sont attestées par le bon ordre de l’armoire à linge, figure dans le tiers gauche de l’image, blessée au cou et au visage, et s’est réfugiée derrière la porte de la chambre, qu’elle essaie de garder fermée pour que le forcené ne puisse pas ­sortir, et la frapper de nouveau.
Le langage de l’inscription montre qu’il s’agit d’un couple plutôt fruste : « ex-voto de Claire Michel que son mari Joseph Roubin voulait assassiner avec un rasouar qui cassa dans la main de sa femme en se détendant dont la malheureuse en reçu trois coups il fut en chercher un autre pour l’achever dans cet espace elle se recommanda a la sainte vierge quelle lui donna leureuse idée de sortir de la chambre et de fermer son mari dedans, en crian au secour dont on vint desuite ; peinier le 9 février 1817 ». Mais si le rendu artistique n’est pas excellent, la composition est subtile.
Dans ce drame privé, Claire a échappé à la mort, mais on ne sait pas exactement ce qui s’est passé entre ces époux en vêtements de nuit. Le dispositif iconique indique que le coupable est le mari, qui a mis le lit de travers dans la chambre et éparpillé des objets au sol : c’est la fin d’une histoire conjugale dont la faute semble revenir au mari, qui confirme ses intentions homicides du geste du rasoir brandi dans sa main droite, un premier rasoir étant devenu hors d’usage, jeté par terre et tombé juste au-dessous du bénitier de la chambre, à côté d’une tasse, ce qui semble exclure un drame de l’alcoolisme. La femme est tout entière tendue dans une attitude de défense, repoussant la porte intérieure d’un cagibi ou d’un placard, juste au-dessous de l’image sainte de Notre-Dame d’Allauch, qui la protège. Avec l’homme armé se dessine ainsi un rectangle dramatique, tableau dans le tableau (comme dans le cas précédent), sous l’œil de la Vierge trônant dans les nuages. Dans la moitié droite éclate la blancheur du bénitier qui annonce la signification globale de l’histoire.

La vierge salvatrice

Dans les trois tableaux religieux ci-dessus examinés, on est frappé par la présence bien affirmée d’une Vierge salvatrice qui choisit son camp. Il n’est pas question d’insister sur une interprétation religieuse de ces drames conjugaux, mais c’est un devoir d’historien que de diffuser le message actuel de ces faits divers du passé et de demander au lecteur d’en signaler d’autres qui montrent leur permanence, en un temps de réac­tivation de conduites anciennes, selon l’ambiance ­historique, générale et privée (aujourd’hui la période de confinement) et éclairent sur les enjeux et les valeurs véritables de l’existence. 

Référence

1. Sinicropi G, et al. Valcluse. La « Notre-Dame » du pays de Grasse (incluant le catalogue des ex-voto). Nic : Serre éditeur, 2014.

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