La frontière sud de la Guyane a été la source de mythes, liés à sa relative inaccessibilité. De nombreux explorateurs, dont le médecin de marine Jules Crevaux, ont contribué par leurs récits à entretenir ces mystères. Une expédition scientifique française a permis de confronter certains récits historiques à la réalité du terrain.
En juin et en juillet 2015, le centre médical inter- armées de Kourou a organisé et assuré le soutien sanitaire d’une expédition militaire et scientifique hors norme au XXIe siècle dans une zone très peu connue et jamais parcourue d’une seule traite : la frontière sud de la Guyane.1 Cette mythique région coincée entre le Brésil et la France a inspiré la passion de nombreux explorateurs, dont le médecin de marine Jules Crevaux. Partie inaccessible de la forêt amazonienne, elle a su conserver sa part de mystère. Les éléments d’histoire, de géographie et d’ethnologie exposés dans cet article sont fondés sur les recherches documentaires précédant la mission et les observations de terrain.

Genèse de la mission

L’instigateur du raid est le géographe français François-Michel Le Tourneau, membre du centre de recherche et de documentation sur les Amériques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ayant déjà effectué des expéditions au niveau de la borne tri-jonction, de la borne 5 et des monts Tumuc-Humac, il avait pour objectif cette fois de recueillir de manière exhaustive des informations géographiques, ethnologiques et botaniques sur l’ensemble de la frontière sud. Pour mener à bien cette mission, il a demandé un appui logistique humain et matériel aux forces armées de Guyane. Sur le plan sanitaire, le service de santé des armées s’était engagé à fournir trois binômes médecin-infirmier et une possibilité d’évacuation sanitaire médicalisée par hélicoptère médicalisé. L’auxiliaire sanitaire de la mission était, quant à lui, fourni par le 3e régiment étranger d’infanterie.2

Au XIXe siècle, l’expédition de Jules Crevaux

Jules Crevaux (1847-1882) intègre l’École de médecine navale de Brest à l’âge de 20 ans, ce qui lui permettra d’exercer non seulement la médecine navale mais aussi la médecine tropicale « aux colonies ». Il découvre la Guyane en 1869 à l’occasion d’une escale à Cayenne du navire-hôpital Cérès sur lequel il assure la fonction d’aide-médecin. Il participe à de nombreuses missions pendant la guerre de 1870 entre la France et la Prusse et est blessé à l’avant-bras en 1871. Marqué par son premier voyage en Guyane, l’Amérique du Sud devient sa terre de prédilection. Devenu chirurgien de marine en 1872 après la soutenance de sa thèse, il réalise à partir de 1876 quatre expéditions en Amérique du Sud. Les deux premières lui permettent de parcourir la Guyane, tout d’abord de Cayenne à l’Amazone en traversant les monts Tumuc-Humac à la hauteur de l’actuelle borne de tri-jonction, puis de l’Oyapock au fleuve Paru, au Brésil. Naturaliste reconnu, il ramène de ses explorations une grande quantité d’informations sur la faune, la flore, les paysages et l’ethnologie de la forêt amazonienne.3 Il meurt en avril 1882 au cours de sa quatrième expédition, tué avec une grande partie des membres de son explo-ration sur les bords du río Pilcomayo dans le Chaco bolivien. Le mobile de ce massacre, attribué aux indiens Tobas, garde cependant une part de mystère.4-6

Histoire de la frontière

Née de la colonisation française en Amérique du Sud, la Guyane a vu ses frontières se fixer tardivement du fait des traités, des conflits et des contestations, notamment liés à un désaccord sur l’identification du cours d’eau représentant la frontière entre la France et le Brésil. L’importance d’une délimitation et d’un contrôle des frontières de la Guyane, initiés par ordre de Louis XIV, a pris tout son sens avec la découverte d’or, l’exploitation du bois et enfin l’installation du centre spatial guyanais à Kourou au XXe siècle. Si les frontières ouest (représentée globalement par le fleuve Maroni et son affluent la Litani) et est (représentée par le fleuve Oyapock) ont des limites naturelles évidentes, la frontière méridionale, par sa difficulté d’accès, n’a initialement pas de limites précises. En 1938, une commission tripartite entre le Suriname, la France et le Brésil permet de poser une « borne tri-jonction » entre ces trois pays. Ce n’est que 12 ans plus tard, en 1950, que le Brésil et la France aboutissent à un accord en calquant la frontière sur la ligne de partage des eaux entre le bassin amazonien et le bassin des fleuves guyanais. La frontière est reconnue dès 1956 par une série de missions dirigées par Jean-Marcel Hurault et Pierre Frénay, de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) : sept bornes en béton sont mises en place en 1962. Plus récemment, en 1991, entre les bornes 6 et 7, sont disposées trois bornes supplémentaires portant le nombre total des bornes à onze (en comptant la borne tri-jonction).2

Un désert vert

La frontière sud de la Guyane s’étend d’ouest en est, de la borne tri-jonction à la source du fleuve Oyapock sur 320 km. L’éloignement de ce désert vert rendant difficile le ravitaillement, la traversée de cette région n’a jamais été réalisée d’une seule traite par une expédition, y compris celles chargées de l’arbitrage de démarcation de la frontière. Ainsi, certains tronçons ont été reconnus, en y accédant par les cours d’eau, laissant de côté les portions les plus difficiles pour des extrapolations fondées sur des photographies aériennes.

Les monts Tumuc-Humac

Les bornes en béton et la ligne de partage des eaux qu’elles matérialisent traversent à l’ouest les monts Tumuc-Humac,2, 3 dont la difficulté d’accès a empêché de nombreuses explorations. Pour les Brésiliens, cette zone protégée, plus vaste que le parc amazonien de Guyane en miroir, englobe la totalité de la frontière guyano-brésilienne. En Guyane, on limite ces monts plutôt à la partie ouest de la frontière qui est la zone la plus élevée et celle explorée par Jules Crevaux. Comme le dit très justement le géographe François-Michel Le Tourneau dans un blog du CNRS, « ce médecin militaire a contribué au mythe des monts Tumuc-Humac dans ses récits. Il a écrit : “Je suis plein d’enthousiasme à l’idée que dans trois jours j’arriverai au sommet d’une chaîne de montagnes que nul n’aura traversée avant moi. Il faut que j’atteigne ce but, dussé-je succomber en y arrivant.” ». Même s’il ne tarit pas d’éloges sur les montagnes de cette région, parfois aidé par la traduction de ses guides pour certaines d’entre elles (mont Chitou Mongo = montagne rocheuse), le Dr Jules Crevaux, à l’issue de son passage dans cette région, en atténue le mythe dans son récit : « La chaîne des Tumuc-Humac qui sépare les bassins du Maroni et du Yary est moins importante qu’on ne le croyait généralement... L’altitude de ces montagnes est si faible que la température que nous y avons observée n’est que de deux ou trois degrés au-dessous de celle de la plaine... » la réalité du terrain montre à l’ouest une succession de mamelons et parfois d’inselbergs (rochers émergeant de la forêt) pouvant atteindre 600 à 650 m d’altitude autour du massif du Mitaraka (la borne 1 culminant à 590 m). Dans la réalité, quand nous parcourons la frontière d’ouest en est, nous constatons que l’altitude diminue progressivement et le relief s’adoucit au fil des kilomètres pour atteindre 289 m d’altitude à la borne 7, point final du raid. Il n’en reste pas moins qu’une expédition pédestre de 45 jours et 340 km parcourus, qui plus est dans un contexte climatique équatorial et avec ce type de relief, relève d’un exploit humain et logistique incontestable. En effet, l’absence de ligne directrice précise a rendu impossible l’optimisation d’un trajet en suivant strictement une ligne de crête. Il a fallu alors affronter les différentes collines et parcourir plus de 15 000 m de dénivelés positif et négatif.

Forêt primaire

L’essentiel de la végétation sur la frontière est constitué par la forêt primaire qui a la particularité d’être constituée de grands arbres et d’un sous-bois fait de lianes, de racines et de petits arbustes mais dont l’aspect relativement clairsemé a permis sur certaines périodes une progression relativement rapide. Sur cette frontière comme dans toute la Guyane, particulièrement à la saison des pluies, l’instabilité des grands arbres ancrés sur un sol peu profond devait être recherchée avant l’installation du bivouac. Enfin, le réseau hydrographique, orienté perpendiculairement à cette ligne de partage des eaux n’étant constitué que de marécages et ruisseaux parfois éloignés, n’a pas pu être utilisé comme voie de transport.1, 2

Une population ?

Les membres de l’expédition n’ont pas croisé de population pendant le raid. Cette absence d’activité humaine récente sur le tracé de la frontière n’a pas toujours été vraie. En effet, l’expédition a mis en évidence dans certaines zones granitiques, pouvant être anciennement des abris, des vestiges de type poteries ou des polissoirs au niveau des cours d’eau. L’activité humaine peut également se manifester par une transformation locale de la végétation qui peut être le fait de travaux ou cultures.

Aide des récits antérieurs

C’est la première fois qu’une expédition parcourt la frontière sud de la Guyane à pied, en une seule fois et en semi-autonomie. La difficulté de ce véritable ex-ploit humain et logistique, né de la coopération civilo-militaire, avait pu être anticipée grâce aux écrits des explorateurs précédents. Ce raid a permis aux scientifiques de préciser cette frontière et aux militaires de redécouvrir le savoir-faire en forêt profonde. Pour autant, la modification de cette frontière ne pourra être effective que dans le cadre d’accords bi-nationaux franco-brésiliens.
Remerciements Les auteurs remercient le médecin en chef des services F.-M. Grimaldi pour ses conseils éclairés lors de la relecture de cet article.
Références
1. Barthes N, Boudsocq JP. Le soutien sanitaire du raid des sept bornes, sur les traces du médecin de marine Jules Crevaux. Médecine et Santé Tropicales 2017;27:135-43.
2. François-Michel Le Tourneau. Le blog des sept bornes. Paris : François-Michel Le Tourneau, mai 2015. https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/en-direct-du-raid-des-sept-bornes/
3. Crevaux J. Le Tour du Monde - Nouveau journal des voyages - Voyage d’exploration dans l’intérieur des Guyanes par le docteur Jules Crevaux, médecin de première classe de la Marine française, 1876-1877. Textes et dessins inédits. Paris : Hachette, E. Charton, 1879.
4. Grandhomme F. Combès Isabelle, ¿Quién mató a Crevaux? Un asesinato en el Pilcomayo en 1882. Journal de la Société des Américanistes 2018;104:302-7. https://journals.openedition.org/jsa/16080
5. Wagner LD. Massacre de Jules Crevaux d’après les dires d’un chef Toba. Journal de la Société des Américanistes 1910;7:121-2.
6. Grandhomme F. Reconsidérer la figure de l’explorateur du XIXe siècle : le cas de Jules Crevaux (1847-1882) et de l’Amérique du Sud. Outre-mers 2011;98:179-94.

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