Le 1er octobre 1951, les éditions Jean-Baptiste Baillière publiaient le premier numéro de La Revue du Praticien, fruit de la fusion de deux périodiques : Le Journal des Praticiens et Paris Médical. Le but était de créer une grande revue francophone d’enseignement post-universitaire dont la caractéristique principale résidait dans la publication de monographies ou de dossiers thématiques, rédigés par les meilleurs auteurs, sous l’autorité d’un expert reconnu. Une politique éditoriale qui est toujours la même depuis 70 ans, conduite par un comité de rédaction scientifique qui a vu se succéder des générations de rédacteurs, mais qui, depuis cette date, se réunit tous les mercredis à 17 heures pour débattre des thématiques à traiter et analyser les articles reçus.
Le traitement des ulcères gastro-duodénaux était le thème de la première monographie publiée : elle est emblématique de ce qui fera le succès de La Revue : des articles faisant le point sur les données qui semblent acquises et dont on peut tirer des enseignements pour la pratique quotidienne, mais exposant aussi les débats (voire les controverses) et les perspectives sur le sujet. En 1951, comme le reconnaissent les auteurs, on ne comprend rien à l’histoire naturelle de la maladie ulcéreuse, mais malgré l’incertitude il faut bien soigner les malades. On voit, à la lecture des extraits publiés ci-dessous, où le débat se situe et combien le traitement chirurgical exclusif perd du terrain au profit des traitements médicaux (avec la suprématie du bismuth) : les « lendemains de la gastrectomie » apparaissant de plus en plus problématiques … À noter, dans la prise en charge, l’apparition de l’abord psychosomatique : « une méthode encore à l’étude ». On sait ce qu’il en adviendra : le triomphe, durant de longues années, de la théorie psychosomatique appliquée aux ulcères digestifs, jusqu’à ce que (la roche tarpéienne n’étant jamais loin du Capitole) deux médecins australiens, Barry Marshall et Robin Warren, observent en 1983 une petite bactérie héliocoïdale confortablement installée dans la muqueuse gastrique des sujets atteints…
Le traitement médical avant la chirurgie !
Extrait de l’éditorial du Pr Harvier, membre du comité de rédaction, commentant la monographie. (Rev Prat 1951;1:5-6)
(…) D’une première confrontation ressort une notion primordiale : à savoir que, hormis certaines complications aiguës qui relèvent de la chirurgie d’urgence, tout ulcère doit être soumis, avant toute décision opératoire, au traitement médical.
L’accord est fait sur un second point : le traitement médical doit être mis en œuvre correctement. Il comporte comme éléments essentiels, d’ailleurs classiques : le repos, une diététique appropriée, des pansements gastriques, spécialement à base de bismuth, auxquels est associée la belladone ou l’atropine. (…) Un autre point capital est l’obligation d’un traitement d’attaque, suivi d’un traitement d’entretien.
Pour le traitement d’attaque, la protéinothérapie (à base de protéines lactées), apparaît, jusqu’à plus ample informé, comme la thérapeutique la plus efficace contre le processus ulcéreux. La voie intraveineuse est la plus active. Bien entendu les pansements bismuthiques et l’atropine restent associés aux injections intraveineuses de protéines, pratiquées tous les deux jours.
Le traitement d’entretien, répétons-le, est une nécessité, bien que non codifié et variant suivant des préférences individuelles. Des injections d’histamine, de pepsine, d’hormones digestives, d’atropine sont utilisées, successivement ou alternativement, par séries de 15 à 20 injections. Le traitement d’attaque est repris à la moindre alerte.
Quelle est la durée du traitement médical ? Deux mois environ avec une trentaine d’injections pour la cure d’attaque. Douze à dix-huit mois, avec une série de vingt injections tous les trois mois, pour la cure d’entretien.
Les effets de la médication se jugent non seulement par la suppression des douleurs, mais aussi et surtout par les modifications de l’image radiologique. Il est difficile de dire dans quelle proportion guérissent les ulcères ainsi traités. Il est certain que la méthode peut échouer, mais encore faut-il s’assurer que le traitement a été suffisamment actif et prolongé (…)
En ce qui concerne le traitement chirurgical, son domaine s’est réduit depuis ces dernières années, mais cependant la chirurgie ne fait pas encore figure de parente pauvre. Tous les praticiens connaissent les « lendemains de la gastrectomie » : les opérés continuent à souffrir ou à se plaindre malgré l’intervention.
Laissons de côté les complications immédiates, généralement évitées, si les soins pré- et postopératoires ont été corrects et ne parlons que des séquelles. Certes, il est des gastrectomies dont les suites sont idéales, mais il en est beaucoup d’autres qui sont suivies de troubles plus ou moins pénibles. J. Verne en donne une classification très claire, en distinguant par ordre de gravité croissante, les syndromes d’inadaptation, les grands syndromes douloureux, les grands syndromes carentiels.
La gastrectomie est une mutilation, nécessitant une période plus ou moins longue d’adaptation, souvent traversée d’incidents pénibles : sensation de plénitude gastrique post-prandiale, dumping-syndrome, vagues d’hypoglycémie, etc., auxquels il est facile de remédier. Cependant quelques cas sont plus sérieux et plus difficiles à traiter : une maigreur progressive, une asthénie physique obligeant l’opéré à changer de métier, des troubles dyspeptiques enfin, le plus souvent mal définis, dont la nature organique ou fonctionnelle reste à déterminer.
Les grands syndromes douloureux font songer tout d’abord à l’ulcère peptique, dont la cause, nous dit Loygue, est 8 fois sur 10 dans une mauvaise intervention de départ, mal faite ou intempestive. (…)
Il est bien certain que toutes les séquelles de la gastrectomie ne sont pas à mettre sur le compte de la technique. Certains gastrectomisés sont justiciables de l’invalidité professionnelle, obligeant au reclassement, sans qu’on puisse invoquer une cause psychique à l’origine de cette déchéance. À ce point de vue, la gastrectomie mérite d’être envisagée sous un angle social.
Une pathogénie incertaine et discutée, une évolution imprévisible
Extrait de l’article « Le traitement médical des ulcères gastro-duodénaux » de Raymond Dupuy. (Rev Prat 1951;1:7-13
Une maladie dont la pathogénie demeure incertaine et discutée, dont la reproduction expérimentale exacte chez l’animal est impossible, dont l’évolution procède par des poussées qui commencent et qui finissent brusquement, sans que rien n’explique ni le déclenchement, ni l’interruption, ni la brusquerie de l’un et de l’autre, où l’apparence de guérison, parfois prolongée des mois et des années prend la valeur d’un caractère clinique, une telle maladie ne saurait se voir opposer un traitement tenu, par tous, pour idéal.
En théorie, quel meilleur test d’efficacité pour une thérapeutique, que la disparition des signes cliniques, biologiques et radiologiques de la maladie traitée ?
Or l’évolution cyclique de l’ulcère comporte non seulement des accalmies cliniques totales, mais aussi, surtout dans les cas de l’ulcère duodénal, des phases de véritable silence radiologique. Les ulcères bullaires dont les signes radiologiques disparaissent spontanément à la rémission de la douleur pour acquérir une nouvelle netteté à la poussée suivante, ne sont en effet pas exceptionnels. L’ulcère de l’estomac lui-même obéit parfois à un processus de mise à plat de la lésion qui escamote celle-ci aux rayons X.
On conçoit qu’une thérapeutique heureusement entreprise à la veille d’une fin de poussée apparaisse, au malade et même au médecin irréfléchi, douée d’efficacité. Il n’en faut pas plus pour comprendre la multiplicité des traitements proposés contre l’ulcère gastro-duodénal et les enthousiasmes vite tombés que beaucoup d’entre eux ont suscités. De même, sans examen plus étendu, pourrait-on se laisser gagner, soit par la théorie du traitement chirurgical exclusif, soit, à l’opposé, par celle de l’unique traitement symptomatique encore défendu par quelques sceptiques.
Pour de nombreuses raisons ces deux thèses extrêmes sont condamnables et dans l’état actuel de nos connaissances il est nécessaire d’opposer à l’ulcère gastro-duodénal un traitement médical aussi actif que possible, et avec toutes les inconnues que cela comporte encore, aussi curateur que possible. Si une base solide fait défaut pour juger à coup sûr de la valeur d’un traitement antiulcéreux, il existe des tests approximatifs, auxquels il est difficile dans certains cas de dénier toute signification : ce sont les évolutions modifiées brusquement et les effacements radiologiques rapides et maintenus des images lésionnelles.
Les défenseurs du traitement chirurgical exclusif semblent perdre chaque jour du terrain. (…) Quel est donc le domaine de la chirurgie en matière d’ulcère gastro-duodénal ? À ce domaine appartiennent les complications classiques : perforation, hémorragie, mais déjà sous réserve. En effet, l’ulcère perforé, s’il demeure indispensable de le traiter en milieu chirurgical, peut aujourd’hui échapper à l’opération par la triple méthode de l’aspiration continue, de la pénicillino-thérapie et de la réhydratation.
Les conseils d’hygiène générale doivent toujours être présents à l’esprit, de même qu’il n’est pas d’examen d’ulcéreux sans examen complet. Beaucoup d’ulcères n’apparaissent rebelles que parce qu’un des facteurs suivants n’a pas retenu l’attention : l’état dentaire ; l’état des voies respiratoires supérieures ; l’état pulmonaire ; l’état psychique.
(…) Enfin, chacun s’accorde à voir dans les fatigues, les soucis, les émotions, le caractère trépidant de la vie citadine moderne des facteurs au moins aggravants de l’ulcère. (…) Avec le traitement psycho-somatique, nous abordons un secteur tout différent. Ce que l’on peut actuellement en dire, c’est qu’il ne saurait en aucune façon s’appliquer à tous les ulcères (ne serait-ce qu’en fonction des lésions sur lesquelles pèse le doute de la malignité). Il s’agit d’une méthode encore à l’étude dont il faut se garder d’exagérer la portée et qui, par ses séances longues et répétées, s’avère, pour le moins peu praticable.
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