Égyptologie. Comment des feuilles de tabac se sont-elles trouvées sur la momie de Ramsès II, une plante inconnue dans l’Ancien Monde jusqu’à ce que Christophe Colomb la ramène des Amériques ?
C’est à Christophe Colomb que l’on doit en 1496 l’importation des premiers plants de tabac (Nicotiana tabacum) récoltés dans les Caraïbes, sur l’île de Tobago, à l’intention d’Isabelle la Catholique. Son usage ne pouvait être que totalement inconnu en Ancienne Égypte. La découverte, en 1976, d’un hachis de feuilles de tabac dans les baumes de la momie de Ramsès II déclenche une polémique qui n’est pas encore close.
Origine de la controverse
Quand le Dr Marcel Bucaille est autorisé, pour ses recherches, à examiner en 1974 les momies royales du musée du Caire, il est alarmé par l’état de dégradation de Ramsès II.1 Il en fait part à Christiane Desroches- Noblecourt, dont la notoriété réussit à convaincre les autorités égyptiennes de confier à la France le bilan des dommages afin d’y remédier. Sa momie est transférée, avec les honneurs dus à son rang, au musée de l’Homme de Paris en septembre 1976. À la suite d’une série d’examens non invasifs, on découvre « un fin hachis de feuilles de tabac contre les parois internes du thorax, collé à des résines odoriférantes ».2 Après une cobaltothérapie fongicide, il regagne, désinfecté et restauré, le musée du Caire en mai 1977.
La controverse naît de ce hachis végétal inclus dans les baumes utilisés pour la momification du pharaon. L’analyse botanique confiée au Dr Michèle Lescot, du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, affirme, sur l’aspect microscopique des cellules et le bilan chimique, qu’il s’agit de feuilles de tabac, au grand étonnement de Mme Desroches-Noblecourt qui pensait ce végétal totalement inconnu en Égypte à cette époque.3 La mise en évidence de vrillettes (Lasioderma serricorne), un coléoptère parasite spécifique du tabac, dans les bandelettes de lin de la momie, par J. R. Steffan, entomologiste au Muséum d’histoire naturelle de Paris, vient conforter cette découverte.4
Le monde de l’égyptologie ne pouvait que rejeter ces constatations, mises sur le compte de probables erreurs techniques. L’affaire en reste là pour quelques années.
La controverse rebondit
Au début des années 1990, Franz Parsche et Wolfgang Pirsig étudient des momies du Musée national d’art égyptien de Munich, à la recherche de drogues éventuelles. Ils font appel aux compétences du Dr Svetlana Balabanova, médecin légiste experte en toxicologie. Neuf momies sont mises à sa disposition, dont celle d’Hénout-Taouy (la dame du Double Pays), grande épouse de Pinedjem Ier de la xxie dynastie (-1069 à -945). À son grand étonnement, les échantillons sont positifs à deux drogues amérindiennes, la nicotine et la cocaïne. Les analyses sont renouvelées, faisant appel à la radio-immunologie et la chromatographie, complétées par la spectrométrie de masse. Les résultats initiaux sont confirmés. Svetlana Balabanova décide alors de les publier, en collaboration avec Parsche et Pirsig, dans la revue The Lancet, se gardant bien de toute explication ou commentaires sur l’origine possible de ces drogues.5 La controverse rebondit, et la possibilité d’une contamination externe est réitérée. Le Dr Balabanova analyse alors la gangue des cheveux d’Hénout-Taouy qui contient elle aussi de la nicotine, ce qui éliminerait une banale contamination externe. Le Pr Rosalie David, conser- vatrice du département d’égyptologie du musée de Manchester, à la suite d’une contre-expertise, ne peut que témoigner de la présence de nicotine dans les momies qu’elle a examinées. Une nouvelle étude sera menée après rinçage à l’eau distillée d’échantillons de cheveux de momies égyptiennes originaires de l’oasis de Dakhlah. Le liquide de lavage ne contient pas de nicotine, ce qui éliminerait une contamination extérieure, alors que les trois quarts des échantillons en renferment.6
Comment interpréter de tels résultats ?
Le protocole technique ayant abouti à ces résultats ne semblant pas pouvoir être mis en cause, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées pour les expliquer.
Une plante autochtone riche en nicotine autre que le tabac ?
Les végétaux de la famille des solanacées, à laquelle appartient le genre Nicotiana, contiennent un alcaloïde spécifique, la nicotine. Ce genre comprend plusieurs espèces, dont le tabac commun d’Amérique, Nicotiana tabacum, mais aussi certains légumes consommés en Égypte antique comme l’aubergine (Solanum melongena). Ce légume est riche en nicotine, soit 1 µg pour 10 g d’aubergine. Ingéré régulièrement, il pourrait avoir imprégné les organismes, mais nous sommes loin des doses toxiques retrouvées chez certaines momies.
De fausses momies
Dès le Moyen Âge, la poudre de momie (mumia) fait partie de la pharmacopée occidentale. Le Dr Pierre Belon témoigne en 1547 que François Ier en consommait régulièrement.7 La consommation était telle que l’offre de momies antiques ne put suivre la demande. L’idée d’en fabriquer à partir de cadavres contemporains vint à certains apothicaires comme Johann Schröder qui en publie la recette en 1649 dans sa Pharmacopée raisonnée. Ces fausses momies, imprégnées du tabagisme ambiant, finissaient le plus souvent en poudre, mais un certain nombre d’entre elles ont sans doute été acquises par quelques naïfs collectionneurs.
Notons qu’en 1912 on pouvait encore trouver de la momie véritable (mumia vera) au catalogue de certains apothicaires comme de Haaf, à Berne, et Siegfried, à Zolingue, en Suisse.
Cependant, il n’y a aucune ambiguïté sur l’authen- ticité des momies de Ramsès II ou de la grande épouse Hénout-Taouy.
Une contamination de momies authentiques par un tabagisme ambiant
L’usage du tabac se diffuse rapidement en Europe surtout après que lui est attribué la guérison des migraines de Catherine de Médicis (1519-1589).
L’absence de précautions lors des manipulations des momies les exposa à une contamination tabagique parfois massive. Fumeurs, chiqueurs et priseurs travaillaient à leur contact, depuis leur exhumation, et leurs divers examens, jusqu’à leur lieu d’exposition dans les musées ou les cabinets de curiosités.
Notons aussi que le tabac en feuilles ou en fumigation fut abondement utilisé à cette époque pour ses propriétés désinfectantes et insecticides. Cet usage pourrait être à l’origine d’une sursaturation nicotinique de certaines momies.
Des contacts entre les civilisations amérindiennes et l’Égypte Antique ?
Les Égyptiens ne naviguaient pas que sur le Nil. Ils ont entrepris des expéditions maritimes, notamment vers le pays de Pount, pour en rapporter l’encens, la myrrhe ou des produits exotiques (ébène, peaux de panthère, ivoire…). Selon les textes égyptiens, cette « terre du dieu » (Ta-Netcher) se situerait sur les côtes africaines, ou arabiques de la mer Rouge. L’une des expéditions les plus anciennes fut commanditée par Sahourê, pharaon de la Ve dynastie (vers -2440). La plus documentée, celle de la reine Hatchepsout (-1471 à-1456), figure sur le portique sud de son temple funéraire à Deir el-Bahari.8 Mais il ne s’agit là que de cabotage et non de navigation hauturière.
En 1970, à la suite de son odyssée transatlantique sur un bateau de roseaux inspiré des techniques égyptiennes anciennes, Thor Heyerdahl publie The Ra Expeditions, un plaidoyer en faveur de contacts possibles entre le Nouveau Monde et l’Ancienne Égypte. L’archéologie amérindienne a révélé des pyramides à degrés et une écriture hiéroglyphique, mais elles sont apparues bien plus tard et de façon totalement indépendante.9 En effet, plus de vingt siècles les séparent de leurs équivalents égyptiens...
Vers cette époque, les navigateurs phéniciens avaient des vaisseaux capables d’un tel exploit. Les Fenekhou (de l’égyptien ancien désignant un charpentier habile) apparaissent dans les textes dès l’Ancien Empire. Le pays phénicien (Ta Fenekhou) figure sur les Annales de Thoutmôsis III du temple d’Amon à Karnak, comme un peuple rebelle vaincu lors de la campagne de l’an 42 (vers -1450).
Ces commerçants habiles avaient établi des comptoirs jusque sur la côte atlantique, comme en témoigne l’ancienne Tartessos située au-delà des colonnes d’Hercule, près de l’actuelle Cadix. Leur présence serait attestée aux Canaries vers 1 100 av. J.-C.
Selon Hérodote, le pharaon Néchao II (-610 à -595) dépêcha une flotte phénicienne qui, partie de la mer Rouge, revint trois ans plus tard par les colonnes d’Hercule. Ces navigateurs constatèrent que le soleil avait changé de côté sur la route du retour, confirmant bien le franchissement de la pointe de l’Afrique.10 Les marins phéniciens ont eu la capacité d’entreprendre de telles traversées, mais aucune preuve archéologique n’est venue à ce jour étayer l’hypothèse de contacts antiques entre l’Amérique du Sud et l’Ancien Monde, tant dans les ports de Méditerranée occidentale que sur les côtes de l’Atlantique.
Le secret des embaumeurs
Le tabac entrait-il dans les procédés de momification dont le secret des ingrédients était jalousement gardé par les prêtres embaumeurs ? Quelle variété de tabac auraient-ils pu avoir à disposition ? Peut-être une plante riche en nicotine dont l’usage intensif aurait entraîné son extinction ? La découverte en 1975 en Namibie d’un véritable tabac africain, Nicotiana africanum, pourrait être une solution, bien que des milliers de kilomètres séparent l’Égypte de la Namibie. Les modifications climatiques du Sahara au néolithique pourraient avoir facilité la dispersion temporaire de certains végétaux. La mousson a fait fleurir le désert à l’occasion de plusieurs périodes humides entre -10 000 et -3 500, facilitant les migrations de la flore, de la faune et de l’homme
LE MYSTÈRE RESTE ENTIER
S’il est peu contestable que certaines momies égyptiennes soient imprégnées de nicotine, l’ingestion d’aubergines n’expliquerait que les imprégnations modérées. L’origine de feuilles de tabac utilisées lors de l’embaumement de Ramsès II n’est pas résolue. L’importation d’un tabac transatlantique est actuellement moins plausible que celle d’un tabac africain qui aurait disparu d’Égypte. Après un usage intensif par les embaumeurs, il n’aurait perduré qu’en Namibie où il a été récemment redécouvert. L’usage de doses massives de tabac, en tant qu’insecticide, surtout à la fin du xixe siècle, pourrait expliquer l’imprégnation nicotinique massive de certaines momies. Une certitude, Ramsès II n’a jamais fumé de cigares !
1. Bucaille M, et al. Applications des techniques médicales à l’étude des momies pharaoniques. Bull Acad Nat Med 1976;160:208-12.
2. Desroches Noblecourt Ch. Ramsès II : la véritable histoire. Pygmalion, 1996 : p. 20 et 50.
3. Desroches Noblecourt Ch. La momie de Ramsès II livre ses secrets. Historia spécial 1997;9612:96-9.
4. Steffan JR. L’affaire Ramsès II. Science et Avenir 1983;441:38-42.
5. Parsche F, Balabanova S, Pirsig W. Drugs in ancient populations;1993;341:503.
6. Cartmell LW, Weems C. Overview of hair analysis for cocaine and nicotine from Dakhleh oasis, Egypt. Chungara (Arica) 2001;33:289-92.
7. Pollès R. La momie de Kheops à Hollywood. Paris : Les Éditions de l’amateur, 2000.
8. Desroches Noblecourt Ch. La reine mystérieuse : Hatshepsout. Paris : Pygmalion, 2002:191-239.
9. Pringle H. Le congrès des momies. Entre science et obsession, ce que leur étude nous révèle. Paris : Éditions J.-C. Lattès, 2002:110-11.
10. Hérodote. Œuvres complètes (trad. A. Barguet). L’Enquête, IV, 42. Paris : Gallimard, La Pléiade, 1964.
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