Médecine antique. La diététique constitue une part importante de l’œuvre de Galien. Deux souvenirs personnels d’excès ont dû lui rester en mémoire.
Avec ses camarades, au IIe siècle de notre ère, Galien grand enfant a eu des faims d’ogre, puis, adolescent et jeune homme, des caprices alimentaires, qui ont pu chez lui et chez tous ses camarades engendrer des problèmes de santé. Tels de ces épisodes pittoresques, avec leurs faim-valle, refus, engouements et régimes aberrants sont pour quelque chose dans les diktats de la diététique galénique, quand Galien est devenu princeps medicorum, en particulier dans les ouvrages qui suivent : Sur la vertu des aliments, Bons et mauvais sucs des aliments, Facultés des aliments, Régime amaigrissant, et Hygiène, mais aussi de-ci de-là. Nous en retenons deux, dans « l’Orient romain », à Pergame et à Alexandrie.

À Pergame, une excursion avec des copains

« Si moi-même, raconte Galien, je n’avais une fois mangé du grain bouilli à l’eau, je n’aurais jamais cru qu’on pût en faire le moindre usage alimentaire. En effet, même en cas de famine, personne n’en viendrait à en faire un tel usage, alors qu’il est possible, si du moins on dispose de grain, d’en faire du pain. Et d’autre part, s’il est vrai que, pour un repas, on mange des pois chiches bouillis et grillés, en guise de ce qu’on appelle friandises (τράγημα)*, et qu’on prépare aussi d’autres graines de la même façon, de cette façon-là pourtant personne ne propose de grain bouilli. C’est pourquoi je n’aurais jamais cru qu’on pût manger du grain bouilli.
Et lorsque moi-même, un jour que je m’étais rendu à la campagne, à une certaine distance de la ville, en compagnie de deux jeunes gens du même âge que moi, je tombai sur des paysans qui avaient terminé leur repas, et sur leurs femmes qui se préparaient à faire du pain (en effet il ne leur restait plus de pain) ; tout de suite l’une d’elles jeta dans une marmite du grain qu’elle fit bouillir, puis elle assaisonna ce plat de sel en quantité raisonnable et nous persuada d’en manger. Nous y étions forcés, en somme, vu que nous avions fait un long chemin et que nous mourions de faim. Nous en mangeâmes donc en abondance et nous nous sentîmes un poids sur l’estomac, comme s’il s’y fût trouvé de la boue.
Et le lendemain, nous n’avions toujours pas digéré ; nous fûmes tout le jour sans appétit, au point de ne rien pouvoir prendre ; nous étions pleins de vents et de flatulences ; nous avions mal à la tête ; notre vue était brouillée, nous ne rendions rien par le bas, ce qui est le seul remède à l’indigestion. Nous demandâmes donc aux paysans comment ils se sentaient s’il leur arrivait à eux aussi de manger quelquefois du grain bouilli. Pour leur part ils répondirent qu’ils en avaient souvent mangé, poussés par la même nécessité que celle dans laquelle nous nous étions trouvés ; et que c’était une nourriture lourde et difficile à digérer que ce grain ainsi préparé
 ».1Cet épisode proche de la faim-valle, déraisonnable et incoercible, est arrivé quand Galien était jeune étudiant à Pergame : il a eu une indigestion de grains bouillis. Que c’est une indigestion, Galien le dit lui-même et il en décrit les symptômes ; mais est-elle due à la nourriture elle-même, ou à la gloutonnerie de ces trois très jeunes gens imprévoyants, partis sans esclave accompagnateur et surtout sans emporter de pique-nique, et malgré le vague du récit, restés passer la nuit sur place pour y dormir ? Cette sorte de gruau rustique, à peine assaisonné, devait être insipide ; ce qui n’a pas empêché les trois compères d’en trop manger. Mais Galien, loin de se sentir coupable de gloutonnerie, gardera définitivement l’idée que c’est là une « nourriture lourde et difficile à digérer », donc à éviter.

Les dattes d’Alexandrie

Nous allons voir à nouveau que l’excès joue dans l’incident digestif un rôle beaucoup plus grand que la nature de l’aliment lui-même : un compagnon de Galien, à l’arrivée du petit groupe d’étudiants pergaméniens à Alexandrie, se jeta sur des dattes fraîches, sans doute sensible à l’attrait de la nouveauté de ce fruit pour lui exotique ;2 en effet, si la partie méridionale du monde grec connaît le palmier dattier, les fruits n’y mûrissent pas : « J’ai connu un jeune homme qui faisait partie de nos condisciples à Alexandrie, à qui cela est arrivé au moment où le bateau nous y avait conduits, au début de l’automne. Celui-ci mangea plusieurs jours d’affilée de grandes quantités de dattes fraîches et tendres, en sortant du bain et avant d’aller au bain ; mais la plupart n’étaient pas parfaitement mûres. Et voici ce qui lui arriva : d’abord, après la gymnastique et le bain, il commença à frissonner violemment, ce qui lui fit croire qu’il allait avoir la fièvre. Il se mit au lit et resta au calme, bien couvert de vêtements. Il passa toute la nuit sans fièvre, et le matin il se leva pour vaquer à ses occupations habituelles. Mais là-dessus il fut à nouveau saisi de frisson, se mit au lit à nouveau et resta au calme jusqu’à l’heure d’aller au bain. Mais comme il était arrivé au bain, un frisson encore plus fort le saisit : le symptôme était le tremblement avec sensation de froid, quoiqu’encore peu marqué… Ayant pensé que de toute façon il aurait la fièvre, il se mit d’autant plus au repos. Pendant tout le jour et la nuit suivante, il s’observa, se trouvant frissonnant s’il faisait des mouvements modérés, mais véritablement tremblant de froid s’il faisait des mouvements plus marqués. Il suivit mes conseils sur ce qu’il fallait faire… C’est ainsi qu’il se rétablit. Et depuis cela, à ceux qui souffrent du même état j’ai toujours commencé par donner le remède aux trois poivres, puis notre remède au calament et ensuite encore celui qui est composé de liqueur de Cyrénaïque (ou suc de Cyrène) et de castoréum, lequel est extrêmement utile aussi dans les cycles de fièvre quarte et surtout lorsque les sujets souffrent de tremblements violents avec sensation de froid. »
Encore une expérience de jeunesse qui entre directement dans la règle, et n’est pas perdue pour la théorisation à venir, laquelle sera écrite lors du second séjour romain :3« Certaines (dattes) sont sèches et astringentes, comme les dattes égyptiennes, certaines sont molles, humides et douces comme celles qu’on appelle karuotoi et les meilleures se forment en Syrie-Palestine à Jéricho… Toutes les dattes se digèrent mal et donnent mal à la tête si on en mange plus qu’il n’en faut. Certaines produisent la sensation d’irriter l’orifice du ventre, ce qui fait qu’elles font plus mal à la tête, et se gâtent vite. L’humeur qu’elles répandent dans le corps est épaisse et a quelque chose de gluant quand la datte est onctueuse comme la karuotos… Les dattes vertes font beaucoup plus de mal même quand on n’en mange qu’un petit peu… Celles qui sont astringentes ont un suc plus froid, mais les dattes vertes, comme les figues, remplissent de flatulence… Dans les pays qui ne sont pas tout à fait chauds, les dattes ne mûrissent pas complètement et sont donc utiles pour la mise en réserve. Par conséquent ceux qui ne peuvent pas faire autrement que d’en manger de vertes se remplissent d’humeurs crues, sont pris de sensations de froid difficiles à réchauffer et ont des blocages du foie, avec inflammation (φλεγμαῖνον) et induration (σκιρούμενον)4 ». Il s’agit donc de « déculpabiliser » les coupables, dans la même optique en somme qui consiste à culpabiliser les goutteux, mais à l’envers.5 Le goût des Égyptiens pour les dattes est à rapprocher d’un incident dramatique qui s’est produit en 178, sous le règne de Marc Aurèle associé à Commode, la chute, du haut d’un palmier, d’un employé*** chargé de la pollinisation, donc entre février et mai de cette année-là.6

LA PART DU VÉCU

Nous ne cherchons évidemment pas à réduire les vues alimentaires de Galien à des anecdotes, mais avons voulu mettre en valeur dans l’élaboration de ses idées proclamées, enseignées et appliquées, la part de son vécu : un passé évidemment embelli, l’état de μειράκιον ou première jeunesse, opposé à d’autres âges, la période idéale ou idéalisée de la vie, néanmoins souvent accessible aux corrections du bon sens, de l’expérience accumulée et du véritable savoir rationnel. La naissance, les sources d’une diététique antique, dans un cadre médical qui connaît trois branches, la médecine, la chirurgie et le régime, régime de vie bien sûr mais dans lequel le régime alimentaire et le dosage des dépenses sont sérieusement surveillés en fonction du genre de vie du sujet.
On me permettra d’évoquer le livre délicieux de Georges Duhamel, Les Plaisirs et les Jeux, avec ses deux héros, les futurs médecins Bernard et Jean, le Cuib et le Tioup. Avec l’enfant qui ne veut pas manger sa viande, on cherche à argumenter : « mange ta viande ; je n’aime pas la viande; mais c’est du veau ; je n’aime pas le veau ; c’est du bon veau ; je n’aime pas le bon veau ; mais ce n’est pas du veau, c’est du chien ». Alors il mange.
Figure 3. Un singe, avec une perche, essaye de faire tomber des dattes d’un palmier (mosaïque romaine).
* Ce mot finira par donner le mot « dragée ».
Pour en savoir plus sur ce sujet, voir :
Gourevitch D. Les expériences alimentaires de Galien jeune homme et sa diététique. Société française d’histoire de la médecine, novembre 2018 ; à paraître.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Une question, un commentaire ?