Jusqu’au 15 juin 2019, le Centre européen du résistant déporté, sur le site de l’ancien camp de concentration nazi de Natzweiler (Bas-Rhin), propose aux visiteurs une exposition temporaire consacrée aux médecins résistants déportés.

Le camp de de Natzweiler fut implanté en mai 1941 au lieu-dit du Struthof, dans l’Alsace annexée de fait par le IIIe Reich. À partir de fin 1942, il se dote d’une cinquantaine de camps annexes situés de part et d’autre du Rhin. Dans ces différents lieux, la situation sanitaire est terrible, et le rôle des déportés médecins n’en est que plus crucial.
L’exposition « Au nom d’Hippocrate »* essaie de comprendre leur rôle, grâce à des témoignages, des illustrations originales émanant de déportés et des dessins réalisés par l’illustrateur Édouard Steegmann. Elle présente également des objets ainsi qu’un documen- taire sur le résistant belge Georges Boogaerts, déporté à Natzweiler. En contrepoint de l’exposition, l’artiste plasticienne Angélique Bègue a composé une série de peintures sur les médecins nazis qui utilisèrent les déportés comme cobayes.

Pourquoi cette exposition ?

Nous sommes partis d’un constat : alors que le sujet des médecins nazis qui ont œuvré dans les camps est bien documenté, celui des médecins déportés reste sous-étudié. Pourtant, il pose des questions fondamentales : que peut faire un médecin dans un camp, confronté à des pathologies souvent violentes, mais lui-même affaibli et dépourvu de moyens ? que signifie exercer la médecine dans un camp où la mort règne ? soulager son prochain ? faire acte de résistance ? sauver sa peau grâce à son savoir ? À travers l’exemple du camp de concentration de Natzweiler et de ses camps annexes, cette exposition apporte quelques pistes de réflexion fondées sur les archives et les témoignages, sans prétendre à l’exhaustivité sur un sujet complexe.

Qui sont ces médecins déportés ? Connaît-on leurs parcours ?

Il est difficile de dire combien de médecins furent déportés à Natzweiler. Les registres du camp comportent souvent des données erronées sur les professions. Certains médecins, par ailleurs, ont caché leur fonction pour ne pas être utilisés comme assistants par les médecins nazis qui pratiquaient des expérimentations humaines au camp. Dans l’état actuel de la recherche, 95 médecins et 23 étudiants en médecine ont été répertoriés parmi les 52 000 déportés de Natzweiler. Ils appartenaient à 12 nationalités différentes.
Nous n’avons de renseignements biographiques précis que pour un petit nombre d’entre eux, parmi lesquels les sept médecins qui servent de fil conducteur à notre exposition. Avant d’être arrêtés pour faits de résistance, tous exerçaient la médecine. Nous les avons choisis originaires de plusieurs pays d’Europe pour rappeler la dimension internationale de la population concentrationnaire et montrer que l’engagement déontologique n’a pas de frontière. André Ragot était médecin militaire dans la Marine française, Robert Morel était interne à l’hôpital d’Arles, et Léon Boutbien exerçait en région parisienne. Nous présentons aussi le parcours du médecin norvégien Leif Poulsson, et de deux médecins allemands aux personnalités très différentes, le communiste Fritz Lettow et le socialiste Werner Vogl, neurologue à Wiesbaden, marié à une femme juive. Le cas de Georges Boogaerts, médecin dans l’armée belge, est particulièrement documenté. C’est lui, du reste, qui a donné son visage à l’affiche de l’exposition.

Quelle est la situation sanitaire dans le camp ?

Les conditions sont apocalyptiques. L’état de santé des déportés est délétère : les privations alimentaires, le travail épuisant et l’absence d’hygiène, auxquels s’ajoutent les conditions climatiques extrêmes du camp principal, favorisent le déclenchement et la propagation des maladies. Les blessures par accident ou provoquées par les SS (morsures de chien, coups, flagellations, armes à feu) sont quotidiennes. Affaiblis, les déportés perdent peu à peu leurs défenses immunitaires et leur énergie. Dans ce contexte, des pathologies bénignes en temps normal (rhinites, maladies intestinales, abcès…) sont souvent fatales. La tuberculose trouve là un terrain propice. À partir de 1944, la situation se dégrade encore, avec la survenue d’épidémies particulièrement mortifères. Redouté par les SS qui craignent pour leur propre vie, le typhus fait des ravages dans le camp principal de Natzweiler, provoqué en partie par les expériences conduites par le médecin nazi Eugen Haagen.

Dans ces conditions, les médecins déportés pouvaient-ils faire quelque chose ?

C’est très compliqué. Soigner son prochain est avant tout un acte d’engagement personnel. Les médecins n’ont ni médicaments ni matériel et ils doivent prodiguer leurs soins à la sauvette. Ils inventent une médecine de la débrouille en recourant aux techniques ancestrales et aux produits naturels accessibles – du charbon de bois contre la dysenterie, un linge mouillé froid autour de la gorge contre l’angine. Les savoirs sont réinterrogés, les connaissances s’échangent entre spécialistes des différents pays. Chaque guérison est une victoire scientifique tout autant qu’un miracle, comme en témoigne Fritz Lettow : « Les opérations septiques, inflammations avec suppuration, étaient les plus fréquentes. J’en effectuais de six à huit par jour. Dans les presque deux ans de mon activité à Natzweiler, j’avais fait près de deux mille de ces opérations, parfois à des endroits rares. Comme la capacité de guérison des patients était très faible, surtout à cause de la malnutrition, les plaies septiques des flegmons devaient être démesurément agrandies. »

Tous les médecins déportés essayaient-ils de sauver la vie de leurs camarades d’infortune ?

Certains médecins ou étudiants en médecine se sont comportés de manière très peu solidaire ; les survivants leur en ont fait le reproche après la guerre. Mais dans leur grande majorité, les médecins ont respecté leur serment d’Hippocrate et essayé de soulager les douleurs. Cela leur a posé des cas de conscience inédits. Par exemple, dans un camp, face à la quantité de malades, qui doit-on tenter de sauver – ce qui signifie en contrepoint : qui doit-on accepter de laisser mourir ? Autre dilemme : doit-on ou non seconder les médecins nazis qui pratiquent des expériences sur les déportés, dans l’espoir d’obtenir des moyens et des informations ? Il faut également noter que la médecine, à Natzweiler, a parfois été une arme de résistance : les faux diagnostics établis par les médecins déportés ont permis d’éviter la mort de certains résistants. Par exemple, pour éviter le transfert vers une mort certaine du jeune déporté Alex Lapraye, les médecins Boogaerts et Laffite l’opérèrent de l’appendicite la veille de son départ. Problème : un médecin SS survient pour assister à l’opération, alors que l’appendice est bien sûr parfaitement sain. Les deux confrères risquent la mort. Mais ils réussissent à détourner l’attention du SS et à frotter l’appendice avec un coton imbibé d’éther pour le rendre turgescent… À l’inverse, un acte médical habile sert de temps en temps à se débarrasser d’un kapo trop violent…

Quelles étaient les relations entre médecins déportés et SS ?

Reconnus pour leur art, les médecins déportés étaient souvent sollicités par les médecins nazis pour les seconder dans les expérimentations et les autopsies qui s’ensuivaient. D’autres demandes étaient plus insolites : Robert Morel, un jour, reçut l’ordre du SS Telschow de soigner son chiot « Bouboule », chez lequel il diagnostiqua une hypertrophie d’un lobe de la thyroïde. « S’il meurt, tu mourras avec lui », répondit le SS. Pour les médecins, ces situations sont particulièrement éprouvantes. Leur engagement résistant rend inconcevable une quelconque coopération avec les nazis, et en même temps ils peuvent espérer ainsi obtenir des avantages pour eux-mêmes et/ou pour leurs camarades. Boogaerts, ainsi, participe aux autopsies aux côtés des médecins nazis qui opèrent dans le camp pour être en mesure de témoigner lors des procès à la Libération, ce qu’il ne manquera pas de faire. Sa position auprès des SS lui permet également d’accéder à la fonction de médecin-chef du revier (infirmerie des déportés), un poste-clé pour sauver des vies. Morel, en échange des soins vétérinaires qu’il prodigue à Bouboule, obtient le droit de conserver la valise d’instruments chirurgicaux que le SS lui a procurée.

Quelles conséquences a eues après-guerre l’expérience des médecins déportés ?

La première conséquence est d’ordre médical. À partir de ce qu’ils ont observé, les médecins déportés dans les camps sont en mesure de décrire les symptômes et les séquelles des pathologies spécifiques à la déportation. Lors du premier congrès médical de la Fédération internationale de la Résistance en 1954 est établi le syndrome des camps de concentration, reconnu par l’Organisation mondiale de la santé. Ce syndrome répond à un ou plusieurs des symptômes suivants : fatigue, déficit pondéral, maux de tête, résistance amoindrie à la tuberculose, instabilité émotionnelle (sautes d’humeur, irritabilité), état dépressif pouvant mener au suicide, diminution de la mémoire immédiate (handicap à la réinsertion).
Ces mêmes études de 1954 estiment que parmi les déportés survivants 10 % sont atteints d’affections graves ne permettant pas de travailler et 25 % d’affections sérieuses qui ne permettent qu’une adaptation sociale atténuée, tandis que 65 % ont « récupéré » physiquement. La deuxième conséquence est judiciaire. Dans les camps, les médecins ont été les témoins des terribles agissements de leurs confrères nazis. À Natzweiler, par exemple, le médecin nazi Haagen, virologue de renom, a testé sur les déportés un vaccin sur le typhus et déclencha ainsi une vaste épidémie qui fit de nombreuses victimes. Dans la chambre à gaz, le docteur Bickenbach a utilisé des cobayes humains pour vérifier l’effet de l’urotropine comme antidote au gaz de combat phosgène. Quatre déportés tsiganes meurent immédiatement. Le docteur Hirt, membre de la SS, directeur de l’Institut d’anatomie de la Reichsuniversität de Strasbourg, a commandité le gazage de 86 déportés juifs spécialement sélectionnés à Auschwitz-Birkenau et acheminés à Natzweiler pour constituer une collection anatomique de squelettes juifs.
Plusieurs médecins déportés participent aux procès d’après-guerre. Robert Morel et Georges Boogaerts témoignent contre Haagen et Bickenbach lors du procès de Metz en 1952. Les deux nazis sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité, peine qui est ramenée à 20 ans en 1954, avant que tous deux soient libérés en 1955 et retournent exercer la médecine en Allemagne... Hirt est jugé par contumace mais s’est suicidé entre-temps.
La dernière conséquence, la plus durable sans doute, est déontologique. À l’issue du procès de Nuremberg (1946-1947) où sont jugés 23 médecins nazis, une liste de 10 critères est rédigée pour fixer le cadre d’une pratique expérimentale acceptable. L’article 1 pose pour principe essentiel le consentement volontaire du sujet humain. L’article 4 rappelle que toute expérience doit être conduite de façon à éviter la souffrance du sujet.
Cette liste, connue sous le nom de code de Nuremberg, n’est pas la première tentative d’introduire l’éthique dans la médecine. Mais c’est la première fois qu’un pareil texte revêt une dimension universelle. Le code de Nuremberg est conforté en 1964 par la déclaration d’Helsinki et en 1975 lors du congrès de Tokyo : depuis lors, toute recherche sur les sujets humains qui ne respecterait pas la déclaration est interdite de publication.
Nous espérons, par cette exposition, par les conférences qui y ont été associées, par nos interventions au Forum européen de la bioéthique, contribuer à sensibiliser la société à ces enjeux déontologiques qui sont au fondement de notre humanité.

Une question, un commentaire ?