Léon Gambetta, homme d’État controversé mais à la notoriété politique immense, meurt à 44 ans, le 31 décembre 1882. Cause accidentelle ou médicalement évitable ? Les passions se déchaînent et sa dépouille est l’objet d’un véritable dépècement…

L’amateur d’histoire qui souhaiterait aujourd’hui rendre hommage à Léon Gambetta en se recueillant devant ses restes serait bien embarrassé au moment de choisir la destination de son pèlerinage. Une mèche de ses cheveux figure dans les fonds de la bibliothèque de l’Assemblée nationale, un de ses yeux se trouve à Cahors, son cerveau est au Muséum à Paris, son cœur au Panthéon, et son corps, incomplet, repose à Nice : son bras droit a disparu, de même qu’une partie de ses intestins et très vraisemblablement… sa tête. Cette situation inédite est, pour une large part, le résultat de l’autopsie à laquelle Gambetta est soumis le 2 janvier 1883. À cette occasion se nouent des enjeux propres à la médecine de son temps et d’autres liés à la stature médiatique d’une grande figure politique, enjeux dont le cumul a entraîné le démembrement et la dispersion du corps illustre.

La mort d’une grande figure politique

Lorsque Léon Gambetta meurt le 31 décembre 1882, il a 44 ans et une notoriété politique immense. Le jeune avocat s’est fait connaître comme un opposant redoutable au Second Empire dans les années 1860. Il fait partie de ceux qui proclament la IIIe République le 4 septembre 1870, lorsque les défaites de la guerre franco-­prussienne entraînent le régime dans la débâcle. Ministre du gouvernement provisoire, il est chargé d’organiser la résistance nationale après une épique exfiltration en ballon de Paris assiégé. C’est également lui qui réussit à gagner un électorat encore réticent au nouveau régime en sillonnant la France profonde, et qui défend la fragile démocratie contre les attaques des monarchistes. Lorsque la République est enfin affermie, à la fin des années 1870, Gambetta est une figure clé de la Chambre des députés, devenue l’épicentre du pouvoir ; en lui s’incarnent à la fois la République et la Nation. Mais sa montée en puissance ne fait pas l’unanimité : le gouvernement qu’il forme en novembre 1881 est renversé au bout de quelques mois. Les monarchistes, les bonapartistes, les catholiques lui vouent une haine tenace tandis que les socialistes et les radicaux le jugent trop tiède.
En cet automne 1882, Léon Gambetta s’est retiré dans sa maison des Jardies, à Sèvres, pour prendre un peu de recul et préparer son mariage avec sa compagne Léonie Léon. En nettoyant une arme, il se blesse à la main et à l’avant-bras le 27 novembre. Appelé aussitôt, le chirurgien Odilon Lannelongue le panse et lui ordonne diète et repos. Mais à la mi-décembre, des embarras intestinaux se déclarent. L’évacuation se fait mal, le bas-ventre est douloureux, la fièvre grimpe brutalement. Le médecin de Gambetta, François Siredey, et Lannelongue, toujours au chevet de son ami, diagnostiquent une pérityphlite. D’autres médecins viennent en consultation, en amis ou en spécialistes. Les avis divergent : pour Lannelongue, l’appendice est en cause, il faut tenter une opération ; mais c’est l’attentisme qui prévaut, la majorité préférant parier sur une évacuation naturelle du pus qui s’accumule dans les viscères, qu’on s’efforce de hâter par des vésicatoires. On connaît la suite : le 31 décembre, un peu avant minuit, Léon Gambetta décède, vraisemblablement d’une appendicite aiguë. Une autopsie est programmée pour le 2 janvier au matin, après le délai légal de vingt-quatre heures prévu par la loi.

Pourquoi autopsier Gambetta ?

L’autopsie de Gambetta n’allait pas de soi. En cette fin du XIXe siècle, où l’évolution des sensibilités a rendu de plus en plus intolérables les atteintes des corps, on s’efforce plutôt de conserver aux dépouilles leur intégrité et de restaurer leur beauté. Des croquis, des photo­graphies et un masque mortuaires sont d’ailleurs réalisés au chevet du cadavre illustre, afin d’en figer le souvenir. Mais de nombreux facteurs poussent à l’ouverture du corps.
Il n’y a pas, d’abord, de véritable opposition à celle-ci. Gambetta meurt entouré d’amis, mais loin de sa famille : son père et sa sœur, tenus dans l’ignorance de la gravité de son état, ne sont pas présents ; sa compagne n’a aucun statut légal qui l’autoriserait à faire obstacle. En outre, Gambetta a adhéré à la Société d’autopsie mutuelle, fondée en 1876, qui encourageait le don de corps à la science. Surtout, les amis et les médecins qui entourent Gambetta et prennent en charge le traitement mortuaire de son cadavre ont tous, pour des raisons diverses, intérêt à ce qu’une autopsie soit pratiquée.
Gambetta étant un personnage public, sa blessure et sa maladie ont en effet donné lieu à un traitement médiatique soutenu. Les journaux ont tenu la chronique des fluctuations de sa santé. Or l’aréopage de médecins entourant Gambetta n’a délivré que très peu d’informations, sous la forme de bulletins laconiques et invariablement rassurants, y compris quand il agonisait. Ce silence et ces contre-vérités participent d’une culture médicale du mensonge solidement installée au XIXe siècle à l’égard des malades et surtout des mourants, dont on craint de précipiter la fin par une révélation trop brutale. Mais ces stratégies de communication s’expliquent aussi peut-être par le désir de laisser au camp républicain le temps de préparer une éventuelle succession. Toujours est-il que pour combler ce vide, la presse a multiplié les supputations et les scénarios plus ou moins fantaisistes, souvent malveillants. La blessure au bras se doublerait d’une deuxième blessure à l’abdomen – le tir n’étant plus accidentel, mais criminel ; ou encore, mal pansée, elle aurait entraîné un empoisonnement. L’infection rapide du corps procéderait de la santé déplorable de Gambetta, dont le sang serait déjà corrompu par la syphilis. Les médecins à son chevet seraient incompétents et l’auraient mal soigné. Une autopsie permettrait donc non seulement d’enrichir les annales de la science mais aussi de faire taire les rumeurs de mort criminelle et de laver l’honneur des médecins impliqués dans la cure.

De l’autopsie…

Afin de préparer l’autopsie, une injection de chlorure de zinc est réalisée le soir du 1er janvier 1883 par Jules Talrich, modeleur pour la faculté de médecine. Il importe d’arrêter les progrès de la décomposition très rapide du corps et du visage, abîmé par le moulage mortuaire.
L’autopsie commence le 2 à 9 h30 ; elle se déroule dans la modeste chambre mortuaire de la maison des Jardies (fig. 1). Elle ne réunit pas moins de quinze médecins, proches de Gambetta et/ou l’ayant soigné. La direction en est confiée à une sommité extérieure, le grand spécialiste de médecine légale Paul Brouardel, afin d’en garantir l’objectivité. Deux représentants de la Société d’autopsie mutuelle sont présents, Laborde et Duval. En revanche, aucun membre de la famille n’y assiste, pas plus que des journalistes, réduits – là encore – à des supputations.
Le compte rendu officiel, rédigé par le chirurgien Victor Cornil, permet d’en retracer une partie du déroulement. L’examen externe du corps conclut d’emblée à l’absence d’une seconde blessure à l’abdomen ; il confirme par ailleurs la cicatrisation parfaite de la blessure par balle.
La calotte crânienne est ensuite sciée, et le cerveau extrait et pesé. On peut s’étonner de cette opération, qui a peu à voir a priori avec les causes de la mort de Gambetta ; mais la Société d’autopsie mutuelle foca­lisait son attention sur le cerveau, afin de poursuivre les recherches de Broca sur les localisations cérébrales. Le thorax et l’abdomen sont enfin ouverts : le cœur, le foie sont examinés ; mais l’attention se porte naturellement surtout sur le siège de la maladie qui a emporté le défunt, l’intestin.
Les conditions matérielles dans lesquelles l’autopsie est réalisée, le faible temps qui lui est imparti dans le tempo des funérailles – que le gouvernement a décrété « nationales » dès le 1er janvier – rendent impossible un examen approfondi du corps. Lannelongue demande ainsi que des recherches complémentaires soient pratiquées sur l’intestin et l’appendice avant que le compte-rendu soit publié. Il souhaite aussi prolonger ses investigations sur la blessure au bras qu’il a soignée, le trajet de la balle et les lésions occasionnées. Par ailleurs, les représentants de la Société d’autopsie mutuelle réclament la possibilité d’observer minutieusement le cerveau illustre, particulièrement précieux à leurs yeux. Gambetta étant en effet réputé pour ses talents extraordinaires d’orateur, il était du plus haut intérêt d’aller vérifier sur ses circonvolutions cérébrales l’existence de l’aire du langage localisée par Broca. Toutes ces attentes plaident pour un prolongement extra-muros de l’autopsie ; elles conduisent par conséquent à ce que des parties du corps de Gambetta soient prélevées et emportées pour être étudiées de façon plus fouillée et avec le matériel adéquat. À l’issue de l’autopsie, Cornil repart donc avec des morceaux d’intestin, Lannelongue l’avant-bras et la main droite, et Laborde le cerveau, soigneusement placé dans une terrine entourée d’un chiffon. Le rapport publié le 19 janvier, enrichi de trois gravures, inclut les résultats de la dissection de la main de Gambetta (fig. 2). Il conclut, à la suite des investigations de Cornil, à une perforation de l’appendice, tout en réaffirmant l’impossibilité d’opérer, dédouanant ainsi le corps médical de toute erreur. Enfin, le cerveau fait l’objet de publications scientifiques qui s’efforcent, d’une part, d’effacer l’impression fâcheuse causée par la révélation, dès le 2 janvier, de son faible volume et, d’autre part, de démontrer la validité des thèses de Broca en décrivant l’hypertrophie exceptionnelle de la troisième aire frontale chez le tribun.

... au dépècement

Les prélèvements du cerveau, du bras et des intestins obéissent, on le voit, à des logiques scientifiques. Il n’en va pas de même d’autres prélèvements réalisés à l’occasion de l’autopsie, dont la révélation sera progressive.
Le premier concerne le cœur. Celui-ci est emporté par le physiologiste Paul Bert, grand admirateur de Gambetta, qui fut à la fois ministre dans son gouvernement et l’avait accompagné tout au long de sa maladie. Cette appropriation n’est que progressivement dévoilée, lorsque son auteur suggère d’enterrer le viscère sous le monument qu’on se propose d’élever à Paris. Elle n’a pas de signification médicale : aux yeux de Paul Bert, le cœur n’est pas une pièce anatomique, mais une relique, sentimentale et nationale, digne d’être conservée et de faire l’objet d’un culte.
Les choses sont beaucoup moins claires en ce qui concerne la tête. Son absence dans le cercueil n’est constatée qu’en 1909, lorsque l’on exhume Gambetta pour le transférer dans un tombeau plus monumental ; elle n’est révélée que progressivement dans le premier tiers du XXe siècle. Rien en effet ne semble justifier cette amputation brutalement attentatoire à l’intégrité corporelle du défunt. Les circonstances mêmes de son prélèvement sont obscures. Il est probable qu’il est opéré par Talrich, chargé de la mise en bière après l’autopsie, et dont on sait par ailleurs qu’il a réalisé un moulage intracrânien. Son absence, ajoutée aux autres mutilations et à la décomposition menaçante, explique que les restes de Gambetta soient présentés au public dans un cercueil déjà scellé. À l’issue de l’autopsie, le corps est donc littéralement dépecé ; ce dépècement, tout extrême qu’il soit, n’est que le prolongement de la vivisection médiatique opérée sur Gambetta pendant la blessure et la maladie, où le corps du tribun était devenu le champ de bataille des journalistes et de ses adversaires politiques. Le récit de cette boucherie fera d’ailleurs les délices de la presse d’extrême droite au début du XXe siècle.

Des inhumations multiples

Les fragments éparpillés de Gambetta ont connu des destins divers. Le corps – ce qu’il en restait – a fait l’objet de trois inhumations : une première, provisoire, à Paris, le 6 janvier ; une deuxième à Nice, le 13. Exhumé le 1er avril 1909, il est à nouveau enterré dans son tombeau actuel, au sommet du cimetière du Château. Le cœur, donné par la veuve de Paul Bert, est placé à partir de 1891 sous le monument érigé par les Alsaciens-Lorrains dans la propriété des Jardies ; il en est retiré pour être installé en grande pompe au Panthéon, le 11 novembre 1920. Le cerveau a rejoint les collections du musée de l’Homme, puis celles du Muséum. Le bras disséqué et les portions d’intestin ont disparu, vraisemblablement jetés. Le sort de la tête est un mystère. Quant à l’œil conservé aujourd’hui à Cahors, il avait été retiré au tribun en 1867 et n’avait acquis un statut de relique qu’après la mort du grand homme… Entre libido sciendi et culte des reliques, le corps de Gambetta n’aura guère connu de repos que dans l’oubli qui est venu peu à peu ensevelir son nom. 

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Une question, un commentaire ?