Ce livre passionnant raconte une autre histoire des hôpitaux : celle du lien avec leur territoire. Un thème peu abordé dans l’historiographie hospitalière qui privilégie l’histoire des bâtiments et des soignants, renforçant l’image de forteresses peu ouvertes sur leur environnement.
Cette tension entre les objectifs propres des établissements et les besoins de santé de la popula-tion s’enracine pourtant dans l’histoire du soin. À l’origine, les fondations charitables chargées d’apporter assistance aux malades et aux pauvres avaient surtout pour vocation de témoigner de la générosité de leurs créateurs et, ce faisant, d’assurer le salut de leurs âmes. Leur multiplication, l’insuffisance de leur dotation, leur mauvaise gestion devinrent à la longue un objet de préoccupation. En 1543, l’édit de Fontainebleau, promulgué par François Ier, fut chargé de remédier à ce désordre en confiant « aux baillis, sénéchaux et autres juges la surveillance de l’administration des hôpitaux et des maladreries et léproseries, avec faculté de remplacer les administrateurs » afin de protéger les « pauvres malades et lépreux » des abus qui ruinaient les établissements. D’autres édits dans le siècle, pris sous l’influence de la Réforme, complétèrent cette volonté du pouvoir royal de rationaliser les secours au bénéfice de ceux qui en avaient le plus besoin. En 1566, l’ordonnance de Moulins établit ainsi précisément que chaque ville, bourg ou village devait nourrir, entretenir et soigner ses propres pauvres (ce qui excluait les vagabonds). L’organisation de l’offre hospitalière put aussi servir de purs objectifs de police, comme l’atteste la création des hôpitaux généraux par Louis XIV (un « réseau » de plusieurs établissements à Paris) pour enfermer les vagabonds et autres sujets de mauvaise vie qui affluaient en grand nombre dans la capitale. Au xviiie siècle, quatre articles de l’Encyclopédiedénoncèrent la misère des hospices (inutiles et nuisibles, car entretenant l’assistanat au détriment de l’assistance aux vieillards, aux orphelins ou aux victimes d’un aléa de la vie) et l’état déplorable de l’Hôtel-Dieu de Paris. Dans l’article « Hôpital », Diderot estimait : « Il faut sans doute des hôpitaux partout mais ne faudrait-il pas qu’ils soient tous liés par une correspondance générale ? Si les aumônes avaient un réservoir général d’où elles se redistribueraient dans toute l’étendue d’un royaume, on dirigerait ces eaux salutaires partout où l’incendie serait le plus violent. Une disette subite, une épidémie multiplient tout à coup les pauvres d’une province : pourquoi ne transférerait-on pas le superflu habituel ou momentané d’un hôpital à un autre ? ». Le débat se prolongea au début de la Révolution avec les travaux du Comité de mendicité qui sous l’impulsion de La Rochefoucauld-Liancourt proposa une chaîne cohérente guidée par un principe d’équité, les revenus des hôpitaux étant réunis en une masse commune et répartis « selon les besoins et dans le cas de malheurs extraordinaires ».
Le bastion hospitalier
Cette approche ne résista pas aux développements de la médecine hospitalière au cours du xixe siècle. Les hôpitaux, souvent de magnifiques constructions résultant de débats passionnés entre médecins et architectes, devinrent de véritables laboratoires de la médecine où être soigné justifiait en contrepartie de devenir un sujet d’expérimentation pour des médecins hospitaliers qui, farouches défenseurs d’une pratique libérale de leur exercice, soignaient les plus riches à domicile. La fin du siècle et ses bouleversements favorisèrent toutefois l’action de personnalités telles que Henri Monod, premier directeur de l’Assistance publique au ministère de l’Intérieur, qui inspira la loi du 15 juillet 1893 qui disposait que chaque commune devait être rattachée à un dispensaire ou à un hôpital et qui faisait de l’assistance médicale des personnes sans ressources une obligation. Monod ne fut cependant pas suivi dans sa volonté de mettre en place une offre graduée : soins à domicile, dispensaires, infirmeries, hôpitaux… alors que par ailleurs un secteur privé conséquent se développait avec des « maisons de santé » échappant à tout objectif de coordination des soins. Au xxe siècle, les progrès de la médecine reléguèrent au second plan le vieil intérêt médical pour l’approche territoriale : « À quoi bon se soucier des aspérités du territoire quand il apparaissait évident que le progrès qui semblait s’alimenter à une source intarissable se diffuserait partout ? L’hôpital se consacra alors à son équipement scientifique et technique au détriment de son rôle territorial ». Mais ces dernières années, l’idée apparaît moins désuète, ce dont témoigne la loi de 2016 définissant les modalités de constitution et de fonctionnement des groupements hospitaliers de territoire. Que la santé ait quelque chose à voir avec le territoire : une idée neuve, à défaut d’être nouvelle ?
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