Créées à une dizaine d’années d’intervalle au début du xxe siècle, les deux sociétés savantes, toujours très actives, ont une histoire intriquée. Leurs très importants fonds documentaires sont accessibles en ligne.
Les professions de santé ont des histoires profondément intriquées, chacune ayant en définitive le même objectif que ses homologues : maintenir ou restaurer le bien-être physique et mental des patients qui leur ont accordé leur confiance.
Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les sociétés étu-diant leurs histoires respectives aient elles aussi des destinées entremêlées, même si chacune veille bien légitimement à tracer sa voie spécifique. Ainsi, quand la Société française d’histoire de la médecine (SFHM) naquit en 1902, plusieurs pharmaciens y adhérèrent spontanément, convaincus de trouver dans les travaux et publications de cette nouvelle compagnie une opportunité de satisfaire leur curiosité.
La Société d’histoire de la pharmacie (SHP), qui lui emboîta le pas en 1913, vint au monde sous des auspices comparables. La SFHM y délégua quelques-uns de ses membres les plus estimables, à commencer par son fondateur et premier président (le Pr Raphaël Blanchard), ses deux secrétaires généraux successifs (les Drs Albert Prieur et Ernest Wickersheimer) et plusieurs de ses meilleurs érudits (les Drs Paul Delaunay, Paul Fabre, Pierre Pansier et Louis Le Pileur, pour ne citer que ces exemples).
Mieux encore, le Dr Paul Dorveaux (1851-1938), qui venait d’être désigné président de la SFHM pour l’année 1913 (il le demeura en pratique jusqu’après la Première Guerre mondiale), joua un rôle capital dans l’avènement de la nouvelle société savante : avec le jeune chartiste Eugène-Humbert Guitard (1884-1976) et l’industriel de la pharmacie Charles Buchet (1848-1933), il en fut l’inspirateur et, jusqu’à sa mort en 1938, le fidèle et toujours passionné secrétaire perpétuel.1

Paul Dorveaux : un « évadé » de la médecine

Paul Marie Jean Dorveaux était né le 21 juillet 1851 à Courcelles- Chaussy, un petit bourg mosellan situé à une vingtaine de kilomètres de Metz (fig. 1).
La guerre franco-prussienne et la mort prématurée de son père stoppèrent net ses velléités de carrière dans l’administration de l’Enregistrement. Titulaire des deux baccalauréats (lettres et sciences), il opta pour la nationalité française à la suite du traité de Francfort et s’inscrivit en 1872 à la faculté de médecine de Nancy. Il en sortit diplômé en 1880 et s’installa dans la foulée à Jarny (Meurthe-et-Moselle) pour y exercer son nouveau métier.
Cette vie de médecin de campagne ne le satisfaisait cependant guère. La passion des livres et le goût de l’érudition s’étant affirmés chez lui au fil des années, il se fit nommer en janvier 1882 employé surnuméraire à la bibliothèque de médecine de l’université de Nancy et réussit, quelques mois plus tard, l’examen professionnel pour l’obtention du certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire des universités. Nommé tour à tour à Clermont-Ferrand puis à Alger, il devint finalement bibliothécaire en chef de l’École supérieure de pharmacie de Paris en septembre 1884, sur les recommandations de son influent compatriote mosellan Lorédan Larchey. Il demeura à ce poste jusqu’à sa retraite en 1922.
À partir du début des an-nées 1890, il se mit à écrire un nombre considérable d’ouvrages et d’articles qui firent de lui un spécialiste éminent et incontournable de l’histoire de la médecine et de la phar- macie.

Vingt-cinq années de complicité

Lorsque Eugène-Humbert Guitard (fig. 2), sorti diplômé quelques années plus tôt de l’École nationale des chartes, eut l’idée de créer une société savante vouée à « l’étude de tout ce qui intéresse le passé des sciences, de l’art et de la profession pharmaceutiques, ainsi que la conservation des monuments et objets qui s’y rattachent », il sollicita tout naturellement l’avis de son aîné de 33 ans. Les deux hommes avaient pris l’habitude de se fréquenter depuis que le chartiste s’était vu confier par Charles Buchet, le sévère directeur de la Pharmacie centrale de France, la rédaction d’un ouvrage sur l’histoire de son entreprise.2, *
C’est peu dire que les deux érudits s’appréciaient : un même amour de la chose imprimée les rapprochait et on imagine sans peine leurs conversations passionnées autour de quelque vieil in-quarto exhumé des réserves de la bibliothèque. Avec le concours de Charles Buchet (qui leur apporta sa garantie financière), ils lancèrent la Société d’histoire de la pharmacie à la fin janvier 1913, bénéficiant du soutien quasi unanime de la profession.
La correspondance fragmentaire que nous avons retranscrite dans un récent ouvrage3 témoigne de la complicité qui s’était établie entre les deux hommes. Le 5 mars 1913, dès la réception du premier numéro du Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie, Dorveaux fit part de sa satisfaction à Guitard qui en avait assuré la confection : « J’ai reçu le Bulletin […] et l’ai trouvé parfait. Le mortier avec les initiales SHP est très bien » (fig. 3). Le 7 septembre 1913, le quatrième numéro fut source d’un égal contentement : « Je viens de recevoir le numéro du 31 août de notre excellent Bulletin et de le lire avec le plus grand plaisir ». En fin connaisseur des travaux d’édition, le bibliothécaire de l’École supérieure de pharmacie de Paris ne pouvait qu’être séduit par le goût, le savoir-faire, la méticulosité – la « maestria », ira-t-il même jusqu’à écrire – de son jeune collègue.
« En attendant [votre retour], j’accumule pour vous notes, lettres et livres », indiquait-il le 11 avril 1913. Il est vrai que la veille documentaire de Dorveaux eut de multiples retombées dans l’organe de la Société d’histoire de la pharmacie. Le médecin bibliothécaire était non seulement un inépuisable glaneur mais également un aimable conseiller. Comme devait le rappeler Guitard au lendemain du décès de son vieil ami, « pour le service de la Société d’histoire de la pharmacie il ne s’est guère passé depuis sa fondation une semaine sans que s’établît, entre nous deux, au moins un contact soit par conversation, soit par correspondance. Et jamais la moindre divergence de vues. »

Une première mobilisation sous l’impulsion du Pr Raphaël Blanchard

Les statuts de la Société d’histoire de la pharmacie s’inspirèrent directement de ceux de la Société française d’histoire de la médecine. Le Pr Raphaël Blanchard (1857-1919), qui l’avait fondée, fut à cet égard un précieux conseiller. Ce fut également lui qui, le premier, tenta de mobiliser les adhérents de cette nouvelle compagnie en leur suggérant un objectif patrimonial des plus précis : le Genevois Burkhard Reber s’apprêtait en effet à vendre son importante collection d’objets et de pots pharmaceutiques ; Blanchard prit la parole à l’occasion de la première séance du 1er février 1913 pour interpeller les membres fondateurs présents : « N’y aurait-il pas pour la France un intérêt de premier ordre à faire venir chez elle ces précieuses reliques dont beaucoup rappellent le talent de ses artistes et la bienfaisance de ses apothicaires ? »4
Son appel fut reçu de manière favorable. Il en résulta une « Souscription en faveur du Musée historique de l’École supérieure de pharmacie de Paris », parrainée conjointement par le doyen Henri Gautier et Charles Buchet. Quelques milliers de francs furent collectés, mais cette somme se révéla malheureusement insuffisante pour négocier le rachat de la collection Reber. Cet argent permit néanmoins d’enrichir les fonds patrimoniaux de l’École (future faculté de pharmacie de l’université Paris-Descartes). On peut en admirer quelques belles survivances dans la galerie Guillaume-Valette (ex-galerie Henri-Fialon) [fig. 4], qui sert aujourd’hui d’antichambre au cabinet du doyen.
Ces interactions entre les deux sociétés n’empêchèrent pas quelques dissensions. Le « modèle économique » de la Société d’histoire de la pharmacie (au début entièrement mécénée par la Pharmacie centrale de France) était la principale pierre d’achoppement. La Société française d’histoire de la médecine, dont les finances ne provenaient que des cotisations de ses adhérents, lui reprochait à mots couverts de lui faire une concurrence déloyale. Le 23 septembre 1913, Raphaël Blanchard écrivait ainsi à Paul Dorveaux : « Décidément, cette Société me réservait plus d’une surprise. La moins forte n’est pas d’apprendre qu’il peut exister une Société savante comptant 1 500 membres, dont aucun ne paie de cotisation ! »
Le désengagement progressif de la Pharmacie centrale de France après la Première Guerre mondiale rendit ce mode de gouvernance caduc. Aujourd’hui, tant la SFHM que la SHP ne vivent que des cotisations de leurs adhérents. Et si les sociétés savantes avaient inventé ce que la modernité, en quête incessante de néologismes, nomme aujourd’hui crowdfunding et crowdsourcing ?

Un siècle de travaux

Plus de 100 ans après leurs naissances respectives, les deux sociétés historiques poursuivent, bon an mal an, leur exploration du passé médico-pharmaceutique. La masse documentaire accumulée est désormais considérable : en 2017, le programme de publication électronique Persée, qui met à la disposition des internautes les anciens numéros du Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie et de la Revue d’histoire de la pharmacie, ne recensait pas moins de 13 711 articles (études et notes) édités entre 1913 et 2012 ! Les collections numérisées d’Histoire des sciences médicales, l’organe de la Société française d’histoire de la médecine, sont pour leur part mises à la disposition des lecteurs du monde entier par la BIU Santé ; elles sont également très importantes.
D’ailleurs, l’histoire ne s’arrête pas là : les deux sociétés, toujours très actives et quoique animées par des objectifs différents, ne rechignent jamais à collaborer dans le cadre de projets communs. Citons par exemple le colloque intitulé « Le Jardin des Plantes de Paris (1618-2018) : médecins, apothicaires et botanistes », qui s’est tenu les 20 et 21 avril 2018 à l’instigation commune de la Société botanique de France, de la Société française d’histoire de la médecine et de la Société d’histoire de la pharmacie.
* La Pharmacie centrale de France était alors la principale coopérative professionnelle et l’Union pharmaceutique était son bulletin officiel.
Références
1. Guitard EH. Paul Dorveaux (1851-1938). Rev Hist Pharm 1938;101(35):229-39.
2. Guitard E. Deux siècles de presse au service de la pharmacie et cinquante ans de « l’Union pharmaceutique ». Paris : Pharmacie centrale de France, 1913.
3. Lefebvre T. Une société savante et son bulletin à la veille de la Première Guerre mondiale. Lettres retrouvées de la Société d’histoire de la pharmacie, 1913-1914. Paris : Éditions Glyphe, 2018.
4. Procès-verbal de la séance de fondation de la Société d’histoire de la pharmacie, 1er février 1913. Bull Soc Hist Pharm 1913;1(1):11.

Dans cet article

Ce contenu est exclusivement réservé aux abonnés

Une question, un commentaire ?