Un ex-voto d’une chapelle alsacienne montre une scène inattendue dans un tel lieu.

Il n’y a pas d’entrée « suicide » dans le fameux dictionnaire voulu et dirigé par Jean Tulard,1 bien qu’un tel geste ait failli mettre fin à l’épopée napoléonienne !2 Et bien que, encore Premier consul, Bonaparte ait assez durement promulgué un ordre du jour sur le suicide, à Saint-Cloud, le 22 floréal an X, ou 12 mai 1802, à la suite d’un cas particulier survenu parmi ses proches soldats : « Le grenadier Gobain s’est suicidé par des raisons d’amour ; c’était d’ailleurs un très bon sujet. C’est le second événement de cette nature qui arrive au corps depuis un mois. Le Premier consul ordonne qu’il soit mis à l’ordre du jour de la Garde : “Qu’un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions ; – qu’il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l’âme qu’à rester fixe sous la mitraille d’une batterie. S’abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s’y soustraire, c’est abandonner le champ de bataille avant d’avoir vaincu”. » Devenu Napoléon Ier, l’Empereur fera tout de même établir dans le Code (1810) que le suicide n’est pas un crime et n’est donc plus réprimé en France.

Le lieu d’un miracle

C’est pourquoi un ex-voto alsacien nous a paru particulièrement intéressant pour ce sujet qui reste un peu secret et gênant :3 la même année que le grenadier, un riche vigneron alsacien semble avoir été poussé aux mêmes extrémités, mais nous n’en connaissons pas les circonstances. Le tableautin vint de Kientzheim (fig 1.), plus précisément de sa chapelle consacrée à saint Félix et à sainte Régule, frère et sœur martyrs sous Dioclétien, décapités avec leur serviteur Exuperantius. Ce lieu de culte (aujourd’hui ouvert gratuitement au public) contient un peu plus de cent ex-voto, et, comme dans les autres villes de pèlerinage d’Alsace (Oberhaslach, Plobsheim, Thierenbach, Dusenbach, Marienthal), un miracle s’est jadis produit à Kientzheim : en 1466, l’église de Sigolsheim, toute proche, ayant été dévastée par la guerre, deux de ses statues, l’une de la Vierge et l’autre de saint Jean, y furent transportées. C’est alors que les témoins constatèrent que celles-ci pleuraient. Un procès-verbal fut dressé pour consigner l’événement et recueillir tous les témoignages. Par la suite, Bernardin Buchinger, abbé de Lucelle, fit éditer le Mirakelbuch, recueil des événements miraculeux survenus au cours des pèlerinages, et des indulgences épiscopales furent accordées par les évêques de Bâle. Dès 1467, les pèlerins affluent à l’occasion des fêtes mariales, des processions et des offices. Ils apportent des offrandes diverses ainsi que des ex-voto qui sont accrochés dans l’église.

« Ex-voto 1802 »

Celui qui nous intéresse aujourd’hui se présente en deux parties selon le modèle classique sur ce site et en bien d’autres lieux :4 la partie terrestre avec les personnes suppliantes ou reconnaissantes figurant de telle manière qu’on peut imaginer les raisons de leur démarche ; et la partie céleste située au-dessus, séparée de la partie terrestre par des nuages. Ici la Vierge et saint Jean prient eux-mêmes de part et d’autre du Christ en croix (fig 2.) ; la chambre humaine et les cieux ne sont pas nettement séparés, mais au contraire fondus ensemble par une marge de nuages gris. Sur le plancher de la chambre, à même le sol et sans cartouche ni phylactère, il porte l’inscription « ex-voto 1802 », mais ne donne pas de nom, et n’explique pas les circonstances.
Entrons dans les détails. Au premier plan à gauche, en un lieu non précisé puisqu’il n’apparaît que par les larges lattes de son plancher, trône un riche lit rem­bourré à baldaquin ouvragé d’une jolie couleur bleue, la même que celle de la couverture ; contre la tête de lit un traversin et un oreiller redressé sur lesquels s’appuie du dos un homme coiffé d’un bonnet de nuit et d’une ample chemise largement dégrafée, tous deux d’un délicat beige rosé ; il a un regard bizarre, horrifié peut-être, ou tourné vers le ciel (fig 3.). Et il y a de quoi ! En effet, sa main droite appuyée sur le drap blanc tient une serpette de vigneron bien empoignée, pointe en haut ; le bras gauche, tendu au-dessus du sol, sorti d’une manche au poignet déboutonné et légèrement remontée, présente une longue plaie sanglante et ouverte, de la paume de la main au poignet, avec de petites traces suspectes un peu plus haut sur l’avant-bras. Le sang se répand en un large flot.

Soulagé d’être encore en vie

On ne peut que lire dans la scène une très sérieuse tentative d’autolyse, avec chez le « suicidé » le soulagement en fin de compte d’être en vie, le soulagement certainement aussi d’être en règle avec Dieu qui lui a pardonné d’avance en quelque sorte, et qu’il est bien juste de remercier. Car il est dit dans le catéchisme de l’Église catholique : « Le suicide est gravement contraire à la justice, à l’espérance et à la charité. Il est interdit par le cinquième commandement ». Mais en ces temps troublés où se côtoient prêtres assermentés et prêtres réfractaires, les affrontements entre ces deux groupes surpassent sans doute la question du suicide.
Dans le récit pictural, il y a peu de cohérence : l’instrument du geste suicidaire n’est pas souillé, le sujet pisse le sang mais n’est pas allongé et a gardé la maîtrise de ses bras ; le sang n’arrive pas à terre. Le peintre semble avoir mêlé plusieurs étapes de l’événement en une seule image, celle d’un suicide en milieu rural mais d’un niveau social assez élevé, et en même temps suicide par arme de service en quelque sorte, puisque l’arme par destination est une serpette de vigneron ! Au XIXe siècle, on trouve dans les journaux médicaux de nombreux gestes de ce genre, avec lésion de l’artère radiale capable d’entraîner une hémorragie mortelle.5
Une belle icône pour les suicidologues que ce tableautin ! Mais aussi un appel pour que d’autres amateurs observent et analysent des ex-voto d’autres provinces de France, ou d’autres pays.

Notes et références

1. Dictionnaire Napoléon. Sous la direction de Jean Tulard, Paris, 1987.

2. En dernier lieu à notre connaissance, Alain Goldcher. Rôle du chirurgien ordinaire Yvan auprès de Napoléon Ier dans la nuit du 12 au 13 avril 1814. Histoire des sciences médicales, 2014;48 :417-426.

3. Georges Minois. Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris, 1995. Dominique Godineau, S’abréger les jours : Le suicide en France au XVIIIe siècle, Paris, 2012.

4. Pour ce même sanctuaire, v. Simone Gilgenkrantz, Danielle Gourevitch et B. Marck, « Les ex-voto de Kientzheim, prédominance de l’enfant et de la famille » à paraître dans Histoire des sciences médicales, e.revue, 5 (1), 2019. Pour le sanctuaire provençal de Martigues, v. Lucienne del’Furia, Danielle Gourevitch, Jean-François Hutin et Patrice Varrot, « Présence du praticien sur les ex-voto médicaux et chirurgicaux conservés au musée Ziem de Martigues (Bouches-du-Rhône) ». Histoire des sciences médicales, 2018 ; e.revue :4.

5. Article « blessure » (traitement chirurgical des blessures). In : Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. A. Dechambre. Paris, 1868, tome 9.

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