En 1855, Antoine Barral, victime du choléra à Alexandrie, échappe à la mort, ce dont témoigne un ex-voto à Notre-Dame-de-Laghet. Une maladie contractée sur le chantier du canal de Suez ?
Le creusement et l’aménagement du canal de Suez dans la deuxième moitié du XIXe siècle ont forcé l’admiration du monde occidental, mais certains considérèrent que c’était là ­plutôt forcer la volonté de Dieu et qu’en somme le ­choléra, qui allait s’abattre à plusieurs reprises sur l’immense chantier, était un châtiment divin relati­vement légitime, ce qui contraignit la Compagnie ­universelle du canal maritime de Suez (fondée par ­Ferdinand de Lesseps) qui dirigeait le chantier, à de gros efforts sanitaires et éducatifs.

Alexandrie, 1855

Le témoignage ci-dessous n’a pas été jusqu’à aujour­d’hui pris en considération par les historiens de la médecine. Il s’agit d’un ex-voto du sanctuaire Notre-Dame-de-Laghet, témoin et écho de la vague épidémique de 1855 qui toucha Alexandrie d’Égypte, dont il constitue une source inattendue et non retenue jusqu’ici. Cet ex-voto est dû à Francesco Barral, victime de la maladie dans cette ville le 8 septembre 1855. Rentré sain et sauf au pays, il consacre donc un ex-­voto à Notre-Dame-de-Laghet, aujourd’hui dans le département des Alpes-Maritimes, alors possession du royaume de Savoie, à l’église de la Trinité, lieu de pèlerinage du couvent des Bénédictines.1 à l’époque, le fameux docteur Antoine Clot, alias Clot Bey (1793-1868), était retourné en Égypte depuis ­novembre 1854, en qualité d’inspecteur général de la Santé2 (fig. 1).

Des sœurs de la Charité au chevet du malade

La scène montre un malade couché dans une monumentale chambre voûtée (fig. 2). Il est l’objet des soins et des prières d’un moine tonsuré et de deux religieuses en cornette3 dont l’une est à genoux. Des sœurs de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul (fig. 3) sont en effet parties pour l’Égypte le 3 avril 1844 à la demande de Méhémet-Ali. Reçues à Alexandrie par Messieurs ­Jorelle et Pastré, du Consulat de France, et par le directeur de la Poste française, elles furent d’abord hébergées au Consulat, trois pour l’école, quatre pour l’hôpital, pour entrer immédiatement en fonction, un contrat ayant été rédigé. Dès leur prise de fonction, elles se mettent à l’ouvrage avec ardeur et, progres­sivement, l’hôpital se transforme.4
Du malade, François Barral, au nom qui fleure bon le Midi méditerranéen, je n’ai pas trouvé de traces, mais il semble être un personnage d’une certaine ­importance vu les égards et les soins qu’on a pour lui. Ce nom de famille est aujourd’hui encore fréquent dans le Sud/Sud-Est de la France, ce qui va bien avec la langue italienne de l’inscription et le choix du sanctuaire marial. La scène se passe dans une vaste pièce d’architecture grandiose, avec deux fenêtres, aux voûtes en anse de panier, reposant sur des colonnes dont n’apparaissent qu’un chapiteau à l’extrême gauche et un tambour cannelé à l’extrême droite. L’ambiance religieuse est accentuée (mais non assurée) par l’énorme crucifix sur pied posé sur une petite table au pied du lit, entre deux chandeliers ; et la peinture de la vision en haut à droite d’une Vierge à l’Enfant, tous deux vêtus de bleu et couronnés, dans des nuages ressemblant à des boules de neige disposées en cercle, selon l’iconographie traditionnelle de Laghet ; il en sort vers le malade des rayons bienfaisants d’un rouge doré.

Une chaise percée ?

Le malade, couvert jusqu’aux épaules de beaux linges de lit, la tête sur un gros oreiller, repose calmement dans un grand lit à colonne et à dais, largement ouvert. Il a les cheveux courts. Il porte un bonnet de coton, je crois, et semble avoir enlevé sa perruque ; on peut ­supposer que, si c’était un homme d’église, ce serait dit dans l’inscription. À droite du lit, sur une petite table, on distingue un flacon bouché, malheureusement sans étiquette ! Derrière le moine, une sorte de fauteuil à accoudoir, assez grossier : ce pourrait bien être une chaise percée, sans le vase de nuit, par pudeur. Ce détail est intéressant puisque l’inscription nous ­apprend que le sujet souffre de choléra, une diarrhée aqueuse abondante.

Les engagements de la Compagnie de Suez

L’image n’indique pas formellement de lien avec la Compagnie du canal de Suez, mais un tel lien est possible voire probable ; et sa date nous rappelle que celle-ci est d’emblée, dès ses premiers chantiers, consciente des problèmes sanitaires, dus à la configuration même des lieux, et à la concentration progressive d’une population d’employés européens (cadres de tous niveaux) et indigènes (simples travailleurs).6, 7 Et c’est ainsi qu’est publié le 20 juillet 1856 dans les « Actes constitutifs » de l’entreprise un engagement selon lequel « la Compagnie sera tenue d’abriter les ouvriers soit sous des tentes, soit sous des hangars ou maisons convenables. Elle entretiendra un hôpital, des ambulances avec tout le personnel nécessaire pour traiter les malades à ses frais. Chaque ouvrier malade recevra à l’hôpital ou dans les ambulances, outre les soins que réclame son état, une paie d’une piastre et demie, pendant tout le temps qu’il ne pourra pas travailler ».8, 9 Ce système protecteur et coûteux exigeait de très sévères mesures d’hygiène pour n’être pas un gouffre financier, mais, dès septembre 1855, à ses balbutiements, l’organisation sanitaire sauva notre bon chrétien, en précisant que l’infection par le bacille Vibrio cholerae n’est mortelle que dans le cas d’une extrême incurie, ou d’une mauvaise chance. Catastrophe complexe donc quand il s’agit d’une épidémie dont on ne comprend pas encore bien le mode de propagation. 
Encadre

Les ex-voto de Notre-Dame-de-Laghet

Ce sanctuaire de Laghet (fig. A) reste aujourd’hui bien vivant et présente sur son site internet1 « l’ex-voto du mois » : voici celui qui a été choisi pour décembre 2020, présentant une catastrophe naturelle (fig. B). Sur ce fixé sous verre une famille de trois personnes, père, mère et enfant (un garçonnet aux cheveux courts et encore en robe ?) en prières de remerciement (V.P.G.A), pour avoir échappé au terrible tremblement de terre du 23 février 1887 à 5h43 du matin, qui ravagea la Ligurie et frappa plus légèrement la région de Menton, la principauté de Monaco, Nice et son territoire, faisant plus de 600 morts et de très nombreux blessés, et causant d’importantes dégâts matériels, notamment sur la voûte de l’église de Laghet2. Au-dessus de la Vierge à la riche robe solennelle, veille saint François d’Assise dans son austère robe de bure brune.

Références
1. Sanctuaire Notre-Dame-de-Laghet, La Trinité, 06340 : sanctuaire@sanctuairelaghet.fr
2. Laurenti A. Les tremblements de terre des Alpes-Maritimes. Nice : Serre, 2003.
Notes et Références
1. Dans le cloître, secr. A2, 18, panneau C Dossier IM06001476, in Monument Historique : PM06001895 ; peint par l’artiste Ippoleta Mangiapan (signature à l’encre bleue) ; au verso à la craie : inventaire numérique : 045 (ajout d’après notice MH) classé au titre objet, 1979/11/20, propriété de l’État.
2. Figure de la lutte contre les épidémies qui ravageaient l’Égypte (en 1831, une épidémie de choléra avait fait 35 000 morts au Caire), il avait lutté contre une épidémie de peste en 1835, puis avait dû revenir en France à la mort de Méhémet Ali. Revenu en Égypte, il y restera jusqu’en 1858.
3. Sur l’habillement des Filles de la Charité et ses transformations avec l’apparition de la cornette à ailes rigides vers 1750, puis le déploiement de celles-ci, voir les illustrations de Daniel-Rops, Monsieur Vincent, Paris, 1959.
4. Bréjon de Lavergnée M. Histoire des Filles de la Charité, XIIe-XVIIIe siècles. La rue pour cloître. Paris, 2011.
5. Henneau ME. Se vêtir au couvent, quand on est femme ! In : Quand l’habit faisait le moine. Une histoire du vêtement civil et religieux en Luxembourg. Bastogne : Musée de Piconrue, 2004 :139-61.
6. Jagailloux S. La médicalisation de l’Égypte au XIXe siècle (1798-1918). Paris, 1986.
7. Frémaux C. Santé et hygiénisme dans les villes du canal de Suez. Fin XIXe siècle-1re moitié du XXe siècle ». Égypte, Monde arabe, 2007:75-101 (Dossier « Figures de la santé en Égypte »).
8. Monteil N. Un chantier médicalement surveillé. In : Le Chantier du canal de Suez (1859-1869). Une histoire des pratiques techniques. Paris, 1998.
9. Vaultier R. Le canal de Suez et la médecine. Presse Med 1956;64:1960-1.

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