La pratique de la médecine dans l’Antiquité prend ses racines dans la mythologie grecque. Hippocrate s’en est vite éloigné, en systématisant l’examen clinique et en créant… le dossier patient ! Puis, à la mort de Socrate, il établit les règles devant régir l’exercice médical, en rédigeant le code de déontologie et le serment qui porte encore son nom.
Les choses avaient mal commencé pour la médecine dans la mythologie grecque. Apollon avait engrossé Coronis, une belle mortelle. Mais si Coronis était belle, elle était aussi volage et elle courut s’enticher d’un certain Ischys. Quand il l’apprit, Apollon demanda à sa sœur Artémis de régler son compte à cette femme infidèle d’une volée de ses flèches. Le corps était déjà sur le bûcher funéraire quand il réalisa qu’elle était enceinte. Il décida alors d’arracher son enfant du ventre de sa mère.
Asclépios le sacrilège
Quelle scène magnifique ! Mais maintenant, que faire de ce petit Asclépios ? Il le confia au centaure Chiron pour l’instruire. Et Chiron lui apprit ce qu’il savait, c’est-à-dire soigner les malades. C’est ainsi qu’Asclépios (ou Esculape), bien que demi-Dieu, devint celui qui savait guérir. Il le fit d’ailleurs à la satisfaction de tous, jusqu’au jour où il s’avisa d’utiliser le sang de la Gorgone pour ressusciter les morts ! En marchant ainsi sur les plates-bandes de Zeus, il déclencha sa terrible colère. La foudre était le châtiment mérité, et le pauvre Asclépios fut carbonisé.
Pourtant, la décision fut prise de le ramener à la vie sous la forme d’un serpent, pour « services rendus » au genre humain. Et ce serpent s’enroulant sur son bâton revint sur Terre épouser Épioné, fille du roi de Cos, dont il eut six filles et trois fils (les Asclépiades) qui allèrent l’aider dans ses entreprises (fig. 1 ).
Ils ouvrirent leur premier temple à Épidaure, où les Asclépiades, prêtres-médecins, recevaient les malades pour les guérir moyennant obole. Le traitement était simple : on se lavait à grande eau et on s’endormait. Pendant le sommeil, le Dieu apparaissait en rêve (soit au malade, soit au médecin, ce qui était plus sûr !) et donnait les règles du traitement. Résultat garanti, à la satisfaction de tous.
Quelques siècles plus tard, en 460 av. J.-C., naissait sur l’île de Cos un descendant d’une longue lignée d’Asclépiades : un certain Hippocrate, qui allait faire parler de lui.
Pourtant, la décision fut prise de le ramener à la vie sous la forme d’un serpent, pour « services rendus » au genre humain. Et ce serpent s’enroulant sur son bâton revint sur Terre épouser Épioné, fille du roi de Cos, dont il eut six filles et trois fils (les Asclépiades) qui allèrent l’aider dans ses entreprises (
Ils ouvrirent leur premier temple à Épidaure, où les Asclépiades, prêtres-médecins, recevaient les malades pour les guérir moyennant obole. Le traitement était simple : on se lavait à grande eau et on s’endormait. Pendant le sommeil, le Dieu apparaissait en rêve (soit au malade, soit au médecin, ce qui était plus sûr !) et donnait les règles du traitement. Résultat garanti, à la satisfaction de tous.
Quelques siècles plus tard, en 460 av. J.-C., naissait sur l’île de Cos un descendant d’une longue lignée d’Asclépiades : un certain Hippocrate, qui allait faire parler de lui.
La méthode d’Hippocrate
La lutte contre le magique, le prétendu divin... Tel était, depuis le début, le combat d’Hippocrate. Tous ses élèves l’avaient vu agir quand il était appelé au chevet d’un malade : il entrait dans la maison, saluait le patient et sa famille, et notait pratiquement dès le seuil si celui-ci avait ou non le visage de la mort. S’il avait ce fameux « faciès hippocratique », tel qu’il l’avait décrit dans le deuxième chapitre du Pronostic, il savait déjà qu’il était en présence d’un agonisant. Jamais, il n’abandonnerait ce patient, mais, prudent, il en prévenait d’emblée la famille pour éviter les reproches ultérieurs.
Quand ce point essentiel était clarifié, il pouvait passer à l’examen proprement dit : il s’approchait lentement du malade et tentait d’abord de se faire une idée plus précise de son état général : était-il calme, allongé et détendu ? Ou au contraire agité, divagant, couvert de sueur ? Ses mains étaient-elles immobiles ? Ou bougeaient-elles dans le vide comme pour attraper quelque chose d’imaginaire ?
Après cette observation, Hippocrate s’installait à côté du lit et interrogeait le patient. C’était l’anamnèse. Aucune référence aux dieux. Seulement des questions sur ce qu’il ressentait : avait-il fait un repas trop abondant ? Était-il fatigué depuis quelque temps ? Avait-il effectué des efforts inhabituels ? Hippocrate recherchait toujours cette « prophase » qu’il tenait pour responsable de la maladie et il était convaincu que les dieux n’y étaient pour rien. Ensuite, le malade était complètement dévêtu. Il l’examinait en observant tous les détails, des pieds à la tête. Puis il palpait toutes les parties du corps, en insistant sur les régions qui apparaissaient les plus sensibles. Enfin, le praticien scrutait les selles, les urines, les vomissements et les expectorations.
Toujours le même enchaînement, toujours les mêmes gestes : Hippocrate avait introduit la systématisation de l’examen clinique. Et il avait imposé de prendre des notes ! C’était le rôle de l’assistant, qui les consignait ; elles étaient systématiquement classées et conservées. Ce progrès considérable allait permettre la rédaction des « Écrits ». L’assistant notait donc tout, même les choses qui lui semblaient sans importance, car telle était l’instruction du Maître. Il fallait parvenir au grand principe de la « congruence », c’est-à-dire au rassemblement des signes dans un syndrome, pour arriver à définir une maladie.
Tout pouvait avoir de l’importance : l’âge, la voix des patients, leurs mœurs, leur tempérament ; d’autres peut-être seraient un jour à même d’en tirer des conclusions et d’étayer ainsi leur pronostic : « Un médecin doit dire ce qui a été, reconnaître ce qui est, et annoncer ce qui sera » !
Il enseignait à l’heure chaude, assis sous son fameux platane (fig. 2 ) :
« La médecine que nous faisons est celle des “phainomenom”, de ce qui apparaît et que je cherche depuis toujours à dépister, à associer et à comprendre à la lumière du système que nous ont transmis les Anciens. Mais, selon la comparaison du grand Socrate, ce ne sont que les ombres projetées sur le mur de la caverne que nous interprétons. La réalité nous est insaisissable. Ce que je vous transmets, c’est en fait une méthode et un état d’esprit, mais, hélas, peu de connaissances... »
À ce moment, un des aides de l’asclépiéion pénétra, essoufflé, devant l’aréopage et s’écria :
– Vite, Maître ! Un malade vient de tomber dans le coma, on a besoin de vous.
C’était un jeune patient, gentil et flegmatique, qui était arrivé depuis peu pour consulter le Maître. Il était allongé, inconscient, le visage figé, les yeux révulsés et immobiles, le corps en opisthotonos. À le voir ainsi, on croyait qu’il allait mourir sur-le-champ.
– Maître, Maître, que faut-il faire ? demandèrent les infirmiers qui maintenaient fermement le patient.
Hippocrate calma tout le monde :
– Écartez-vous, ne le gênez pas ! il va commencer la phase clonique...
En effet, le corps du jeune homme fut pris de tremblements très violents, qui durèrent quelques minutes.
– Regardez bien. Les convulsions vont s’arrêter, puis il va commencer à respirer à nouveau de façon très ample en faisant beaucoup de bruit. Il sera alors très flasque et ses urines vont couler sans qu’il pense à les retenir. Puis il se réveillera, sans se souvenir de ce qui lui est arrivé. C’est l’amnésie. Vous le laisserez récupérer tranquillement et vous lui laverez la bouche car je crois qu’il s’est mordu la langue.
Dracon, son fils, consignait tout sur sa tablette.
La compilation de tous ces « Écrits » constitue le Corpus hippocratique (encadré ).
Quand ce point essentiel était clarifié, il pouvait passer à l’examen proprement dit : il s’approchait lentement du malade et tentait d’abord de se faire une idée plus précise de son état général : était-il calme, allongé et détendu ? Ou au contraire agité, divagant, couvert de sueur ? Ses mains étaient-elles immobiles ? Ou bougeaient-elles dans le vide comme pour attraper quelque chose d’imaginaire ?
Après cette observation, Hippocrate s’installait à côté du lit et interrogeait le patient. C’était l’anamnèse. Aucune référence aux dieux. Seulement des questions sur ce qu’il ressentait : avait-il fait un repas trop abondant ? Était-il fatigué depuis quelque temps ? Avait-il effectué des efforts inhabituels ? Hippocrate recherchait toujours cette « prophase » qu’il tenait pour responsable de la maladie et il était convaincu que les dieux n’y étaient pour rien. Ensuite, le malade était complètement dévêtu. Il l’examinait en observant tous les détails, des pieds à la tête. Puis il palpait toutes les parties du corps, en insistant sur les régions qui apparaissaient les plus sensibles. Enfin, le praticien scrutait les selles, les urines, les vomissements et les expectorations.
Toujours le même enchaînement, toujours les mêmes gestes : Hippocrate avait introduit la systématisation de l’examen clinique. Et il avait imposé de prendre des notes ! C’était le rôle de l’assistant, qui les consignait ; elles étaient systématiquement classées et conservées. Ce progrès considérable allait permettre la rédaction des « Écrits ». L’assistant notait donc tout, même les choses qui lui semblaient sans importance, car telle était l’instruction du Maître. Il fallait parvenir au grand principe de la « congruence », c’est-à-dire au rassemblement des signes dans un syndrome, pour arriver à définir une maladie.
Tout pouvait avoir de l’importance : l’âge, la voix des patients, leurs mœurs, leur tempérament ; d’autres peut-être seraient un jour à même d’en tirer des conclusions et d’étayer ainsi leur pronostic : « Un médecin doit dire ce qui a été, reconnaître ce qui est, et annoncer ce qui sera » !
Il enseignait à l’heure chaude, assis sous son fameux platane (
« La médecine que nous faisons est celle des “phainomenom”, de ce qui apparaît et que je cherche depuis toujours à dépister, à associer et à comprendre à la lumière du système que nous ont transmis les Anciens. Mais, selon la comparaison du grand Socrate, ce ne sont que les ombres projetées sur le mur de la caverne que nous interprétons. La réalité nous est insaisissable. Ce que je vous transmets, c’est en fait une méthode et un état d’esprit, mais, hélas, peu de connaissances... »
À ce moment, un des aides de l’asclépiéion pénétra, essoufflé, devant l’aréopage et s’écria :
– Vite, Maître ! Un malade vient de tomber dans le coma, on a besoin de vous.
C’était un jeune patient, gentil et flegmatique, qui était arrivé depuis peu pour consulter le Maître. Il était allongé, inconscient, le visage figé, les yeux révulsés et immobiles, le corps en opisthotonos. À le voir ainsi, on croyait qu’il allait mourir sur-le-champ.
– Maître, Maître, que faut-il faire ? demandèrent les infirmiers qui maintenaient fermement le patient.
Hippocrate calma tout le monde :
– Écartez-vous, ne le gênez pas ! il va commencer la phase clonique...
En effet, le corps du jeune homme fut pris de tremblements très violents, qui durèrent quelques minutes.
– Regardez bien. Les convulsions vont s’arrêter, puis il va commencer à respirer à nouveau de façon très ample en faisant beaucoup de bruit. Il sera alors très flasque et ses urines vont couler sans qu’il pense à les retenir. Puis il se réveillera, sans se souvenir de ce qui lui est arrivé. C’est l’amnésie. Vous le laisserez récupérer tranquillement et vous lui laverez la bouche car je crois qu’il s’est mordu la langue.
Dracon, son fils, consignait tout sur sa tablette.
La compilation de tous ces « Écrits » constitue le Corpus hippocratique (
Le message de Socrate
La nouvelle arriva par la mer : Socrate était mort. « Ils » l’avaient assassiné. Hippocrate en fut terrassé de chagrin tant il admirait et respectait le philosophe. Il avait fallu trouver un prétexte pour le condamner à mort. Mais tout s’était passé comme si Socrate avait cherché cette sentence ! En bref, il se moqua de tous et obtint la condamnation à boire la ciguë, comme s’il l’avait souhaité... « Vous pouvez me tuer, mais vous ne pouvez pas me nuire », aurait-il dit pour clore les discussions !
Le messager raconta ensuite à Hippocrate la mort du philosophe, digne, quasiment solennelle, au milieu de ses disciples, en évoquant l’immortalité de l’âme (fig. 3 ) :
– Ses dernières paroles furent pour toi, Hippocrate. Tu sais combien il t’appréciait.
Il a dit à Criton, son ami d’enfance : « Nous devons un coq à Asclépios : payez-le, ne l’oubliez pas ! ».
Socrate acheva donc sa vie de paroles sur cette phrase énigmatique !
– Criton pense que c’est à toi, Maître, qu’il destinait cette dernière parole et que, toi, tu allais comprendre ce qu’il voulait dire.
Ce récit du messager plongea Hippocrate dans une profonde réflexion : cette dernière phrase de Socrate lui était-elle destinée ? Socrate avait-il voulu lui communiquer un message posthume ? C’était bien dans sa manière de lancer des sentences sibyllines, pour qu’on trouve la réponse en soi-même. « Connais-toi toi-même. »
Le messager reprit :
– Sais-tu que la mère de Socrate était sage-femme ? Il disait qu’il se devait d’accoucher nos esprits, comme sa mère accouchait les femmes. C’est ainsi qu’il n’affirmait jamais, mais cherchait par ses questions à tirer ce qui était déjà en nous et que nous ne parvenions pas à formuler clairement. Ce que je peux te dire, Hippocrate, c’est qu’il voyait en toi l’archétype du médecin. En tant que descendant du Dieu, il te considérait comme le chef d’une école qui se devait d’apporter aux hommes la connaissance. Pour lui, la médecine devait représenter une recherche philosophique et une initiation. »
Hippocrate récapitulait tout ce qui jusqu’à présent avait été son œuvre. Peut-être était-il passé à côté de l’essentiel ? Il lui fallait réfléchir. Accoucher les esprits... lui qui avait déjà rédigé des traités pour expliquer comment réussir les accouchements les plus difficiles. Qu’est-ce que Socrate aurait pensé de sa médecine ?
Finalement, ce qu’il avait toujours enseigné était une médecine fondée sur une éthique spiritualiste, à la fois métaphysique et pratique, dans laquelle le divin se confondait avec la nature, celle-ci étant la source essentielle de la guérison. Tout son travail avait été d’apprendre à aider la nature, à vaincre la maladie avec une thérapie simple et naturelle, et d’abord ne pas nuire !
Maintenant, il fallait aller plus loin. C’était cela, le message de Socrate. Il devait encore un coq à Asclépios. Il y avait une autre dimension dans le métier de médecin qu’il n’avait pas encore suffisamment approfondie : devenir médecin devait consacrer une initiation, l’acceptation d’un idéal. Il fallait créer les règles de la vie du médecin, écrire un code de déontologie...
Quelques mois passèrent. « Nous devons un coq à Asclépios... » : cela ne signifiait-il pas qu’il fallait remercier les dieux d’avoir donné la médecine aux hommes, donc la capacité de prendre soin d’eux-mêmes et de trouver le secret de la guérison ? Ce secret, le vrai pouvoir médical, empiétait à l’évidence sur le domaine des dieux. Asclépios en avait fait la triste expérience quand il fut foudroyé par Zeus ! Hippocrate était convaincu de l’importance de ce nouveau pouvoir. À lui d’établir les règles de l’exercice d’une telle puissance...
Enfin, le jour vint où il put rassembler ses élèves sous son fameux platane. Il patienta avant de prendre la parole afin que l’attention de son auditoire fût bien fixée.
« Je viens de rédiger les règles qui dorénavant gouverneront notre école. Je veux qu’avant d’aller exercer la médecine que vous aurez apprise ici, vous prêtiez le serment que je vais vous lire.
Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et l’engagement écrit suivant :
Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents. Je partagerai mon avoir avec lui, et s’il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je considérerai ses enfants comme mes frères et, s’ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ou engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les autres parties de l’enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêté serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et j’écarterai d’eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d’y recourir. Je ne remettrai pas d’ovules abortifs aux femmes.
Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s’en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je n’entrerai que pour le bien des malades. Je m’interdirai d’être volontairement une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à l’égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai autour de moi, dans l’exercice de mon art ou hors de mon ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un secret.
J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité.
Si je respecte mon serment sans jamais l’enfreindre, puissé-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si je viole et deviens parjure, qu’un sort contraire m’arrive ! »
Ce serment d’Hippocrate, néanmoins remanié, est toujours prêté par chaque médecin, au moment de devenir officiellement « docteur ».
Le messager raconta ensuite à Hippocrate la mort du philosophe, digne, quasiment solennelle, au milieu de ses disciples, en évoquant l’immortalité de l’âme (
– Ses dernières paroles furent pour toi, Hippocrate. Tu sais combien il t’appréciait.
Il a dit à Criton, son ami d’enfance : « Nous devons un coq à Asclépios : payez-le, ne l’oubliez pas ! ».
Socrate acheva donc sa vie de paroles sur cette phrase énigmatique !
– Criton pense que c’est à toi, Maître, qu’il destinait cette dernière parole et que, toi, tu allais comprendre ce qu’il voulait dire.
Ce récit du messager plongea Hippocrate dans une profonde réflexion : cette dernière phrase de Socrate lui était-elle destinée ? Socrate avait-il voulu lui communiquer un message posthume ? C’était bien dans sa manière de lancer des sentences sibyllines, pour qu’on trouve la réponse en soi-même. « Connais-toi toi-même. »
Le messager reprit :
– Sais-tu que la mère de Socrate était sage-femme ? Il disait qu’il se devait d’accoucher nos esprits, comme sa mère accouchait les femmes. C’est ainsi qu’il n’affirmait jamais, mais cherchait par ses questions à tirer ce qui était déjà en nous et que nous ne parvenions pas à formuler clairement. Ce que je peux te dire, Hippocrate, c’est qu’il voyait en toi l’archétype du médecin. En tant que descendant du Dieu, il te considérait comme le chef d’une école qui se devait d’apporter aux hommes la connaissance. Pour lui, la médecine devait représenter une recherche philosophique et une initiation. »
Hippocrate récapitulait tout ce qui jusqu’à présent avait été son œuvre. Peut-être était-il passé à côté de l’essentiel ? Il lui fallait réfléchir. Accoucher les esprits... lui qui avait déjà rédigé des traités pour expliquer comment réussir les accouchements les plus difficiles. Qu’est-ce que Socrate aurait pensé de sa médecine ?
Finalement, ce qu’il avait toujours enseigné était une médecine fondée sur une éthique spiritualiste, à la fois métaphysique et pratique, dans laquelle le divin se confondait avec la nature, celle-ci étant la source essentielle de la guérison. Tout son travail avait été d’apprendre à aider la nature, à vaincre la maladie avec une thérapie simple et naturelle, et d’abord ne pas nuire !
Maintenant, il fallait aller plus loin. C’était cela, le message de Socrate. Il devait encore un coq à Asclépios. Il y avait une autre dimension dans le métier de médecin qu’il n’avait pas encore suffisamment approfondie : devenir médecin devait consacrer une initiation, l’acceptation d’un idéal. Il fallait créer les règles de la vie du médecin, écrire un code de déontologie...
Quelques mois passèrent. « Nous devons un coq à Asclépios... » : cela ne signifiait-il pas qu’il fallait remercier les dieux d’avoir donné la médecine aux hommes, donc la capacité de prendre soin d’eux-mêmes et de trouver le secret de la guérison ? Ce secret, le vrai pouvoir médical, empiétait à l’évidence sur le domaine des dieux. Asclépios en avait fait la triste expérience quand il fut foudroyé par Zeus ! Hippocrate était convaincu de l’importance de ce nouveau pouvoir. À lui d’établir les règles de l’exercice d’une telle puissance...
Enfin, le jour vint où il put rassembler ses élèves sous son fameux platane. Il patienta avant de prendre la parole afin que l’attention de son auditoire fût bien fixée.
« Je viens de rédiger les règles qui dorénavant gouverneront notre école. Je veux qu’avant d’aller exercer la médecine que vous aurez apprise ici, vous prêtiez le serment que je vais vous lire.
Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et l’engagement écrit suivant :
Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents. Je partagerai mon avoir avec lui, et s’il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je considérerai ses enfants comme mes frères et, s’ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ou engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les autres parties de l’enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêté serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et j’écarterai d’eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d’y recourir. Je ne remettrai pas d’ovules abortifs aux femmes.
Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s’en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je n’entrerai que pour le bien des malades. Je m’interdirai d’être volontairement une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à l’égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai autour de moi, dans l’exercice de mon art ou hors de mon ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un secret.
J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité.
Si je respecte mon serment sans jamais l’enfreindre, puissé-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si je viole et deviens parjure, qu’un sort contraire m’arrive ! »
Ce serment d’Hippocrate, néanmoins remanié, est toujours prêté par chaque médecin, au moment de devenir officiellement « docteur ».
Encadre
Le Corpus hippocratique
Il s’agit d’un recueil de 60 livres très hétérogènes qu’Émile Littré (reçu au concours de l’internat en 1826) a passé vingt ans à traduire. Ces livres ne sont pas tous de la main d’Hippocrate ; son style très concis y est cependant reconnaissable. Ainsi, Les Aphorismes, l’Ancienne Médecine, Le Pronostic, Les Épidémies, Le Régime dans les maladies aiguës, le Code de déontologie sont certainement son œuvre. En revanche, tout ce qui concerne la chirurgie et les accouchements est vraisemblablement l’œuvre de ses fils et de son gendre Polybe, dit Le Dogmatique.
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