Principes de justice et de responsabilité : regard sur l’accès aux soins avant, pendant et après la crise du Covid

Parmi les interrogations que suscite la pandémie liée au Covid-19 pour le monde de demain, demeurent de manière forte celles concernant le concept de justice et la construction d’une société plus juste.

Le principe de justice découle d’un idéal collectif qui varie d’une société à une autre. Dans notre société et dans le cadre de la santé, il s’entend classiquement en termes de non-discrimination, d’universalité et d’accès aux soins pour tous, et de solidarité. C’est donc un concept ouvert, large et évolutif qui recoupe une dimension morale, forte, autour du respect de la personne. Mais il est aussi le lieu de nombreuses tensions éthiques et politiques, car ce qui peut être jugé juste par certains, peut être considéré comme non légitime pour d’autres et engendrer parfois des discours de rejets.

Exacerbation des inégalités

La crise liée à l’épidémie due au Covid-19 met en lumière de manière exacerbée ces tensions, déjà anciennes, dans notre société. Elle objective que l’accès aux soins pour tous était et demeure une impérative nécessité, d’abord par humanité pour répondre aux besoins et souffrances de chacun, mais aussi pour préserver la santé collective et pour le bénéfice de tous. Par ailleurs cette crise souligne, à nouveau, l’importance des inégalités de santé avec, à terme, le risque d’une mortalité accrue pour partie corrélée aux inégalités sociales.

Ici plus qu’ailleurs, les enjeux individuels et collectifs sont si intimement liés que nul ne peut douter de l’intérêt de la prise en charge inconditionnelle de tout malade et du fait que notre salut vient du salut de l’autre : « Unus pro omnibus, omnes pro uno ». Et pourtant, dans cette crise, la création d’hébergements pour les sans-abris a été tardive tout comme la mise en œuvre de « centres de desserrement » pour les patients ayant une infection confirmée et non confinables ; centres indispensables et qui remettent en lumière la promiscuité habituelle vécue par cette population. Pour accéder à ces centres, le repérage des personnes en situation de précarité devait être une priorité ; le critère d’accès au dépistage devant être, non pas la présence de signes cliniques, mais bien celui de la précarité.

Et pourtant, malgré ces impératifs de santé publique, les plus vulnérables, déjà rejetés en temps habituel, le sont encore plus sous l'ère de la pandémie : difficultés pour l’accès aux soins et au dépistage, rejetés de la rue, mis à la porte par des colocataires, bannis des foyers. Seuls certaines associations et lieux d’accueil continuent de les protéger… au début sans masques ni moyens pour mettre en œuvre les mesures barrières : un triste exemple des effets du cloisonnement du sanitaire et du social.

Une nécessaire implication des politiques de santé en coopération avec les associations et maraudes est donc essentielle à la prise en compte des plus fragiles, en temps calme mais encore plus en temps de tempête.

Il faudrait ajouter à ces réflexions, qu’il importe de rappeler qu’en termes d’accès à la réanimation, il serait inconcevable, au plan de l’éthique, de considérer comme critère de non-admission la précarité ou l’absence de couverture sociale.

Puis enfin viendra le temps de la levée du confinement pour lequel une réflexion spécifique devra être mise en œuvre pour l’adapter aux populations précaires, là aussi en lien avec les structures d’accueil, d’hébergement et de suivi médical et social.

Des critères pour être soignés ?

Tout cela continuera à être le lieu de nombreux débats dans les années à venir, mais sous un angle encore plus vif après cette crise: jusqu’où sera-t-il juste de permettre ou limiter l’accès à certains soins, particulièrement s’ils sont onéreux ? Pour qui ? Jusqu’où sera-t-il juste de répondre à toutes les demandes faisant appel à la solidarité collective ? Cette notion recoupe donc directement des choix politiques : la nature de l’acte juste est un choix avant tout démocratique. La justice dite redistributive (façon dont on répartit les richesses) renvoie à arbitrer ce qui est moralement souhaitable et ce qui est matériellement possible. Elle peut aussi poser la question de savoir pourquoi et selon quels critères certains citoyens pourraient avoir plus ou moins de droits que d’autres (selon leur âge, leur mérite, leur fragilité, leur revenus ou leur valeur pour la société…). Une société qui aurait besoin d’une réflexion éthique autour de la critériologie des individus se dessine donc.

Du temps disponible pour l’autre…

La notion de justice est intimement liée à la question de la lutte contre les inégalités. Dans cette perspective, le philosophe Hans Jonas revendique un « principe de responsabilité » à l’égard des plus fragiles et l’action au nom de la seule bienfaisance. Il y a aujourd’hui un risque d’abandon de ceux qui sont en perte d’autonomie. Il s’agit de rappeler ici qu’au-delà des formidables progrès technologiques, il ne faut pas gommer la vulnérabilité de la vie dans ses manifestations les plus ordinaires, à savoir le vieillissement, le handicap, l’exclusion, la souffrance et l’affrontement de la mort. La médecine de demain ne pourra donc pas être uniquement technologique. Les aspects anthropologiques de la solitude sont réels et rien n’est moins certain que de penser que des robots pourront la compenser.

La mort, Le handicap, la dépendance et la vulnérabilité ne laissent personne indifférent, car ils sont le rappel d’une inquiétante étrangeté, de nos peurs ; ils exposent au grand jour nos faiblesses physiques, psychiques, mais aussi la fragilité de nos sociétés en termes d’entraide et de lien social. Il nous interpelle quant à notre nature d’êtres humains, mais aussi quant à la nature de ce que nous devons faire et mettre en œuvre pour l’autre « plus faible ».

Ainsi la place de l’inter-humain entre ceux qui sont en possession de tous leurs moyens et des autres est posée. Cet inter-humain doit être le support de la cohésion sociale et la dignité des personnes. Cette affirmation, belle sur le papier, doit nous interpeller et renvoyer chacun de nous à notre responsabilité, à la fois sujet et spectateur de la vulnérabilité humaine et de la souffrance. Elle renvoie à la question du temps disponible pour l’autre. De quel temps celui qui souffre dispose-t-il pour les autres et quel temps ceux qui l’accompagnent peuvent-ils donner à l’autre ? Ce temps est important car il est le passage qui permet de donner sens à sa vie, le temps d’être-pour-autrui, d’entendre l’autre, de prendre en charge sa vulnérabilité, et, pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, « Souffrir par autrui, c’est l’avoir à charge, le supporter, être à sa place ».1 Ce temps est la clé de la compréhension de la précarité et de la vulnérabilité.

mais aussi une question politique

Mais elle renvoie aussi à la question politique, de la place que l’on fait à cet inter-humain dans la gestion de notre société, tant au plan de la cellule familiale et des proches, qu’au niveau de nos organisations médicales et médico-sociales et plus généralement dans notre système de santé et économique et dans la cité. C’est là une question essentielle relayée aujourd’hui par les soignants, mais aussi les proches, les patients : faire que la relation et la présence à l’autre soit défendue et faire que l’ouverture relationnelle au monde persiste comme une valeur du soin, dans le respect des désirs de chacun. Ici la philosophie du soin et l’éthique croisent douloureusement la logique de gestion, dès lors que la présence humaine ne serait plus assez valorisée.

C’est donc bien d’un choix de civilisation que nous parlons.
1. Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1973, p. 93-94.

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